• "50 nuances d’évasion fiscale" : comment la France continue de privilégier les multinationales

        Début octobre, l’OCDE et les ministres des finances de l’UE se targuaient d’avoir sifflé la fin de la récréation pour les multinationales habituées à fuir le fisc. Un mois plus tard, c’est aux ONG de répliquer. Dans un rapport publié ce mardi, elles dévoilent les nombreuses pratiques qui permettent encore aux entreprises de bénéficier d’avantages fiscaux au détriment des pays les plus pauvres. Quinze pays européens ont été comparés parmi lesquels la France. Autrefois leader, elle est désormais reléguée au rang des pays passifs en raison de son refus d’entreprendre toute réforme en dehors de l’UE ou de l’OCDE. Décryptage.

       De pionnière à mauvaise élève. La France est pointée du doigt pour son rétropédalage sur la transparence fiscale des entreprises. Une position décryptée dans un rapport publié ce mardi 3 novembre par le réseau d’ONG Eurodad (European Network on Debt and Development) et 15 associations européennes parmi lesquelles Oxfam et le CCFD-Terre solidaire.  

    "La France, qui a pendant longtemps été le pays leader sur les questions de transparence fiscale au niveau européen, ne demande plus à ce que les informations concernant les activités des entreprises et les impôts qu’elles payent soient rendues publiques", notent les auteurs du rapport.  

    Si l’Hexagone avait été le premier pays européen à mettre en place un reporting pays par pays public pour ses institutions bancaires, en 2013, avec un effet d’entraînement sur l’UE qui a adopté une disposition similaire peu de temps après, le gouvernement se montre aujourd’hui plus que frileux pour étendre ce reporting public aux autres secteurs d’activité.

    "Compter sur les lanceurs d’alerte pour dénoncer les abus"  

    Ainsi, Michel Sapin, le ministre des Finances, dit suivre de près l’étude que mène la Commission européenne sur l’impact d’un reporting public pays par pays. Les résultats seront publiés début 2016. En attendant, il a fait savoir, dans un communiqué, qu’il mettrait en place le reporting OCDE dans le projet de loi sur les finances rectificatif examiné à l’Assemblée nationale en fin d’année.

    Or le reporting OCDE, présenté en octobre dernier dans le cadre du plan d’action BEPS (Erosion des bases taxables et transfert de bénéfices), ne concerne que les entreprises réalisant un chiffre d’affaires de plus de 750 millions d’euros, soit 10 à 15 % des entreprises selon les ONG, et ne sera pas accessible au grand public .

      "Nous avons aujourd’hui tous besoin de savoir où les entreprises réalisent leurs activités et où elles payent leurs impôts. Sans cela, nous devrons toujours compter sur les lanceurs d’alerte pour dénoncer les abus des entreprises en matière fiscale, à l’image d’Antoine Deltour à l’origine du Luxleaks, et qui risque de lourdes peines de prison", réagit Lucie Watrinet, chargée de plaidoyer Financement du développement au CCFD-Terre Solidaire.  

    Quant aux industries minières et forestières, si la France a bel et bien été l’un des premier pays à retranscrire la directive européenne sur la transparence des industries extractives, elle l’a néanmoins fait a minima. Ces entreprises ne seront en effet tenues de publier les paiements effectués que dans les pays où elles exercent leur activité, et non l’ensemble des pays dans lesquels elles ont des filiales.  

    Les crédits d’impôts remis en question  

    Les ONG notent par ailleurs que la France a adopté une approche de plus en plus favorable aux entreprises bien que son taux d’imposition sur les sociétés soit le plus élevé de l’UE. Parmi les politiques fiscales les plus décriées, le Crédit d’impôt sur compétitivité et emploi (CICE) et le Crédit impôt recherche (CIR) qui  amputent les caisses de l’État de près de 18 milliards d’euros par an. La montée en charge du CICE a notamment eu pour conséquence, selon Bercy, une baisse des recettes fiscales des sociétés. Elles ont chuté de 36,7 % en une année, un record, pour s’établir à 8,6 milliards d’euros, soit 4 milliards d’euros de moins que l’an dernier. Pour encadrer la pratique, les entreprises qui en bénéficieront devront désormais publier un rapport décrivant à quelles fins l’argent sera dépensé.  

    L’efficacité du CIR a également été remise en question à plusieurs reprises. Un rapport de l’association Sciences en marche publié en avril dernier dans le cadre d’une commission d’enquête sénatoriale révèle notamment qu’entre 2007 et 2012 "les entreprises de moins de 500 employés ont créé environ 82 % des quelque 30 000 emplois de R&D, alors qu'elles n'ont bénéficié que de 37 % du CIR. Dans le même temps, les entreprises de plus de 500 employés, qui captent 63 % du CIR, n’ont créé que 18 % des emplois nouveaux". "Le CIR a visiblement déclenché un comportement opportuniste chez certaines entreprises qui tentent d'en bénéficier sans réellement investir dans la recherche ou l'innovation", conclut l’étude.  

    En 2014 et 2015, Sanofi, 3e plus grande entreprise pharmaceutique, et Renault, ont été accusés d’avoir massivement bénéficié de ce dispositif tout en n’ayant recruté que peu de chercheurs. Signe que le sujet est sensible, le Sénat, qui avait lancé une enquête parlementaire, a refusé de la publier en juin. Un fait rarissime. Les sénateurs communistes ont cependant fait savoir qu’ils n’allaient pas lâcher le morceau et demander la publication dudit rapport ainsi que la tenue d'un débat sur le CIR au Sénat.  

    "Une course au moins disant fiscal"

    La France est également épinglée pour les conventions fiscales qu’elle signe avec les pays en développement. Elles sont parmi les plus importantes en nombre dans l’UE (62) et parmi celles qui imposent les plus fortes réductions à la source, c’est-à-dire dans les pays en développement (3,11 % au-dessus de la moyenne des pays étudiés). En 2014, elle a ainsi signé une nouvelle convention avec la Chine avec un taux de retenue sur les dividendes passé de 10 à 5 %.  

    De quoi attirer les multinationales certes mais aussi alimenter "une course au moins disant fiscal" qui entraîne un nivellement par le bas et " qui fait perdre aux pays en développement des centaines de milliards d’euros chaque année", déplore Manon Aubry, responsable justice fiscale et inégalités chez Oxfam. Le cabinet d’audit EY a lui aussi reconnu qu’avec cette réduction, "la France pourra être considérée comme l’une des juridictions préférées en Europe, à la fois pour investir en Chine et pour investir en Europe."  

    Le pays a par ailleurs recours aux rescrits fiscaux, des régimes fiscaux préférentiels accordés aux multinationales, au cœur du scandale LuxLeaks. Fin 2013, la France se positionnait au 4e rang en Europe avec 47 rescrits opérationnels. Des documents confidentiels auxquels seules les administrations fiscales ont accès. Et qu’elles vont désormais devoir s’échanger entre elles.  

    Le 6 octobre dernier, les ministres des Finances de l’UE ont adopté à l’unanimité une disposition sur la transparence de ces rescrits, après une proposition de directive par la Commission européenne. Les Etats membres devront automatiquement s’échanger ces informations afin de créer un effet dissuasif sur les États et les multinationales qui auront alors plus de mal à se livrer à de la concurrence fiscale déloyale. Mais leur publication n’a pas été actée.  

    Des règles du jeu inchangées  

    La Commission européenne travaille également sur l’harmonisation des bases fiscales pour le calcul de l’impôt sur les entreprises au sein des 28 pays membres de l’Union européenne. Actuellement, chaque pays membre décide seul de la méthode de calcul, un système qui crée des disparités et qui pousse certaines multinationales à privilégier le mieux offrant.  

    Mais rien n’est prévu à propos des "patent box" (régime d’imposition préférentiel pour les revenus issus de brevets et de la propriété intellectuelle) qui ont tendance à se généraliser en Europe. Selon le rapport, l’Italie a introduit un nouveau régime cette année qui permet de réduire les bénéfices à imposer de 50 % et l’Irlande prévoit de diminuer le taux d’imposition à 6.25 %. La France avait voté en 2000 une réduction du taux d’imposition de 33 à 15 %. Un manque à gagner de 400 millions d’euros pour l’année 2014, selon les ONG.  

    Une telle stratégie a pour conséquence de retarder la mise en place d’un système fiscal juste et équitable que les pays riches ne semblent pas vouloir voir émerger. La France est ainsi accusée d’avoir, avec le Royaume-Uni, largement participé au blocage de la création d’un organisme fiscal intergouvernemental sous l’égide de l’ONU. La proposition avait été lancée en juillet dernier par le G77 (le groupe des pays en développement) lors de la conférence sur le financement du développement à Addis Abeba, en Ethiopie. La prise de décision reste donc entre les mains de l’OCDE, et les règles continuent de s’imposer du Nord au Sud. 

       Concepcion Alvarez
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