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A propos de Gilles Châtelet
Gilles Châtelet : un berger-voyou dans la porcheriehttp://www.article11.info/?Gilles-Chatelet-un-berger-voyou1er juin 201
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Vivre et penser comme des porcs. Le titre dit tout. Dans cet essai publié en 1998, le mathématicien et philosophe Gilles Châtelet secouait violemment l’esprit du temps, détricotait la mièvre bonne conscience démocratico-humanistico-servile de ses contemporains domestiqués. Une charge furieuse au son de la dignité bipède, résonant aujourd’hui plus que jamais.
L’ère du porc. Pas le modèle animal(1), digne malgré le liserai et les tendances babyphages (http://www.larevuedesressources.org/curieuses-executions-en-normandie-au-moyen-age-1892,531.html). Mais la version humanoïde, destructrice et avide, embourbée dans un consensus sociétal chaque jour plus dégradant. Le porc bipède dans toute sa non-splendeur, accroché à son territoire et à ses normes comme d’autres à leur mangeoire, ayant abdiqué toute idée de grandeur (sociale, morale, intellectuelle). Une saloperie apathique et antipathique. Bref, le porc humain selon Gilles Châtelet n’a rien de reluisant.
Vivre et penser comme des porcs est une charge furieuse contre l’esprit d’une époque, la nôtre. Écrit en 1998, un an avant que son auteur ne se donne la mort, il est d’une actualité troublante : chaque paragraphe s’ancre au contemporain comme le sparadrap au capitaine Haddock, déchire le voile fatigué d’un pseudo aboutissement occidental. Pas de temps mort, pas de répit, la mise à mort est aussi froide que jouissive. RIP libéralisme béatifiant. Balistiquement parlant, l’ouvrage de Gilles Châtelet a une puissance rhétorique comparable au pamphlet de Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary (1986), autre grand exercice virtuose de tir à boulets rouges contre une génération de sabordeurs cupides. Sauf que, là où Hocquenghem désignait nommément les tartuffes (July, BHL, Finkielkraut…), Châtelet va beaucoup plus loin, dépasse la personne pour atteindre la société, toute la société. Il n’est plus question de dénoncer une élite, mais les fruits de sa victoire, le renoncement globalisé. Ce que Gilles Châtelet vous met sous le nez, c’est le marigot de la défaite : voilà votre monde, voilà ce qui a été fait des sixties créatives et combattives, des seventies festives, voilà votre porcherie débilitante, celle dans laquelle vous barbotez avec tant de plaisir, vous les Pétro-Nomades, les Ringards Visqueux, les Turbo-Bécassine et les Cyber-Gédéon.
Rien d’étonnant à ce que Gilles Châtelet ait fait paraître cet essai au beau milieu des commémorations des trente ans de mai 68. D’avoir scruté avec dégoût le millésime 2008 (40 ans), on comprend aisément l’esprit qui anime ce texte. Non seulement, il y a eu défection, renoncement, trahison, mais tout cela s’est fait dans l’autosatisfaction, la justification éhontée, bravache. Le processus ? Simple : « Émasculer une tradition de gauche combative pour installer les niaiseries des démocrates modernistes. Il s’agissait de promouvoir une capitulation élégante - à la française - devant l’ultimatum de la Main invisible, en le présentant comme un rendez-vous incontournable avec la modernité, et même comme l’utopie libertaire ayant enfin atteint l’âge adulte. » Mitterrandie, j’écris ton nom. Le reste a suivi, basculement généralisé. Depuis, ça barbote en gargouillant du groin, uni-dimensionnel en bandoulière.
Châtelet dresse le portrait d’une société amorphe, anesthésiée par la « Contre-Réforme néo-libérale », dénuée de toute ambition. Si son raisonnement s’ancre en partie sur des territoires philosophiques dont je ne maîtrise pas assez la substance pour en parler sans krach annoncé (2), il reste suffisamment accessible pour que je m’aventure à en tracer les contours. La déconfiture s’est à ses yeux (perçants) construite sur une « Triple alliance » fleurissant à l’ombre glauque du libéralisme, celle du politique, de l’économique et du cybernétique (ou communicationnel). Celle-ci aboutit au mouton-porc contemporain, ancré dans le système, furieusement moderne, hystériquement consensuel, bobo avant l’heure. Trois avatars minables réunis en un, et résumés en ces termes par Catherine Paoletti : « l’Homo oeconomicus ou Citoyen-méduse, « Robinson égoïste et rationnel » ; l’Homo mediocris ou Citoyen-panéliste, homme moyen « électeur-consommateur » ; enfin l’Homo communicans ou Citoyen-Thermostat, « habitant-bulle d’un espace cyber-sympa » ; qui se conjuguent pour constituer l’idéal type de l’homme-contemporain. ».
Bref, un système de domestication fonctionnant sur trois fronts, intériorisés et mastiqués béatement par l’homo domesticus contemporain, apparemment moins servile que ses aïeux troufions mais finalement tout aussi stupide : « La crétinisation par la communication remplace avantageusement la caporalisation d’antan. » Modernisée, adaptée au temps, parée d’atours démocrates et pseudo-humanistes, cordon-ombiliquée par une technologie vampire, les pattes coupées par le règne du « travail corvée », l’espèce bipède occidentale ne cesse de se flétrir, d’abandonner la liberté pour se faire bétail. Comme l’écrit Bastien Guerry dans un excellent article consacré au texte (3) : « Le propos de l’auteur n’est pas essentiellement idéologique, il en deviendrait fastidieux : il vise surtout à montrer les errances d’une nouvelle mentalité dominante, mentalité de libre et joyeux consentement à l’ordre des choses, mentalité du cyber-Gédéon festif, appelant « culture » tout produit de consommation chatouillant un peu sa libido, mentalité évacuant toute entreprise réellement libre, tellement il est devenu ringard de ne pas faire tourner la machine . »
Sur tous les fronts, le porc règne en maître. Chez les intellectuels ou artistes soi-disant dérangeants - « gloutonneries de l’Élite consensuelle qui dévore du Différent pour chier du Même » - , chez les amoureux du chaos qui, devant ce grand bordel proclamé, abandonnent toute velléité de changement, chez les technophiles cybernesclaves, les nomades fluides et visqueux ne parlant que de réseaux, les amoureux de la vitesse et contempteurs des drogues (narco-consensus hystériques), les Attali de ce monde, les champions des statistiques, les légions d’individus statistiques, les prophètes de la démocratie-marché, les nouveaux riches8, les populistes classiques (réactionnaires vieille école) et les populistes urbains (réactionnaires branchés), les universalistes de la cultures qui se goinfrent des best-of de la planète, bref, les aplatisseurs en tous genres, rouleaux compresseurs ennemis des aspérités. Tous réunis dans une même connerie, glapissant aux pieds du Dieu ruminant : La Régie française des jobards du consensus.
Peinture de Franz-Wilhelm Seiwert. (Sur la 1ere édition de Vivre et penser comme des porcs était une peinture de ce peintre.)
Gilles Châtelet faisait partie de cette vieille garde intellectuelle qu’on n’a pas fini de regretter. Comme Deleuze, Guattari, Hocquenghem (entre autres), il ruait dans les brancards sans jamais brader sa pensée, ses intuitions, sa condition de tête-chercheuse, à rebours. Dès les premières pages de Vivre et penser comme des porcs, il se revendique explicitement d’une « philosophie de combat » et appelle à « refuser un destin de bétail cognitif en faisant plus de vagues et moins de vogue ». Pas question de se complaire dans la pose ou le libéralement correct, il s’agit de réinventer quelque chose, de ne pas se complaire dans l’esprit du temps, dans l’abandon bovin et mercantile, la complaisance médiatique.
Pour mieux saisir l’approche de Châtelet, une autre lecture s’impose, celle d’un recueil d’articles paru cette année aux éditions Lignes : Les Animaux malades du consensus(4). Pas de bannière, pas de ligne droite, mais un ensemble d’explosions réactives, échelonnées entre les années 1970 et la mort de l’auteur. On y croise des dénonciations au vitriol de la première guerre du Golfe - « droit de cuissage énergétique de l’occident » - , des salves à boulets rouges sur la connerie des campagnes anti-drogues, des éloges de la lenteur opposée à la paresse performante des loisirs contemporains(5), des appels au réveil des sans-grades (Aux armes rats pigeons cochons moustiques), un hommage à Deleuze, penseur du déclic…
Pour résumer, parce que je ne saurais (de très loin) tout aborder, cette citation de Gilles Châtelet, tirée d’un entretien accordé à la revue Recherche : « Ce qui m’importe, c’est de voir se dresser […] des voyous de la pensée, capables de lutter contre l’élite consensuelle et de renouer avec l’excellence du politique. A tout moment il y a pour un individu la possibilité de dire non. » Rideau (noir)
1 Parenthèse : Les freaks, yippies et autres envappés de la contre-culture américaine des sixties utilisaient le terme de porc (PIG) pour désigner les flics comme les politiciens et les industriels. Pauvres cochons… Les jouissifs protestataires s’en excusaient d’ailleurs, considérant que c’était très insultant pour le cochon, bête noble et digne. Jerry Rubin écrivait ainsi dans Do It : « En baptisant « cochons » les policiers, nous faisons injure aux cochons à 4 pattes. Les cochons à 4 pattes ne sont ni violents, ni sadiques. Ils adorent se rouler dans leur merde et la manger, sans plus. Ce sont des hédonistes - mais qui n’ont pas très bon goût. Que sont-ils sinon des yippies à un stade inférieur d’évolution ? »
Le mea culpa zoologique de Rubin et de ses acolytes fut suivi, une vingtaine d’années plus tard, par celui de Gilles Châtelet. Saisi d’un remords pour l’injure fait aux cochons, il écrivait ainsi en « avertissement » à l’essai étudié ici : « Qu’il soit d’abord bien entendu que je n’ai rien contre le cochon - cette « bête singulière au groin subtil, en tout cas beaucoup plus raffiné que nous en matière de toucher et d’odorat. » Remords sincère mais… le mal était fait. Itou pour les Béru, coupables d’avoir joyeusement épinglé dans la mythique »Porcherie !" le borgne et ses affidés facistoïdes de tendances porcines. Le cochon, pauvre de lui, ne méritait pas ça.
2- Percutant et d’une lecture jouissive - notamment parce qu’écrit avec une plume limpide -, l’ouvrage se fait parfois plus ardu pour qui (comme bibi) n’a pas quelques rudiments philosophiques.
3- À la lecture de sous-titre intitulé L’Auge d’or, j’avoue avoir ressenti une forte jalousie…
4- À noter, l’ami Guy M. en parle très bien dans son Escalier qui Bibliothèque, ici (http://escalbibli.blogspot.fr/2010/03/gilles-chatelet-voyou-de-la-pensee.html). Extrait : « Ce recueil est un cadeau précieux pour les vieux lecteurs de Gilles Châtelet qui, comme moi, n’ont aucun talent d’archiviste, et une bonne aubaine pour les gamins et gamines dont la « conscience politique » n’a pu s’éveiller que durant les grises années du mitterrandisme gouvernant, voire même après. Ces lecteurs et lectrices en bas-âge y trouveront un ensemble de textes courts, admirablement écrits, regroupés par thèmes, référencés et annotés avec précision »
(À l’heure où je mets la dernière touche à ce billet, je me rends compte que Guy M. a choisi la même phrase de conclusion que moi. D’aucuns brameront au plagiat. J’y vois pour ma part une coïncidence croustillante, télépathie über alles.)
5- « Il faut accepter que les choses prennent du temps. J’ai écrit qu’il faudrait associer les qualités de la chouette de Hegel, de la taupe de Marx et du chameau de Nietzsche. Ce sont des animaux lents. Un des buts de l’analyse satirique de mon livre Vivre et penser comme des porcs est de solliciter la patience. Commençons par dénoncer et par ridiculiser certaines impostures de la performance. Mettons en pièce le libéralisme festif, cette chimère que certains voudraient nous vendre sous les couleurs de l’anarchie, ou plus précisément de l’anarcho-mercantilisme. (1998, Les Loisirs, c’est la paresse performante »).
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