• Agriculture bio : la clé des champs

    Antoine de Ravignan    01/06/2017   Alternatives Economiques n°369

      Face aux dégâts infligés par le modèle agricole actuel, la ferme France aurait intérêt à se convertir massivement au bio. Mais cela implique aussi de manger autrement.

      Quelque chose ne tourne pas rond dans nos assiettes. Elles sont remplies par des agriculteurs qui bénéficient année après année d’environ 9 milliards d’euros d’aides publiques, via la politique agricole commune. Ces soutiens, qui représentent 80 % du revenu des 297 000 exploitations dites "professionnelles"1, sont certes nécessaires. Dans un contexte de marchés ouverts et dérégulés, où les prix mondiaux sont trop faibles pour rémunérer la plupart des productions, ce sont des pans entiers de l’agriculture qui s’effondreraient en leur absence, et avec eux la sécurité alimentaire du pays. Mais l’argent du contribuable est loin d’avoir pour contrepartie une alimentation dont les conditions de production répondent à l’intérêt commun. Cette question devrait être au coeur des très attendus Etats généraux de l’agriculture et de l’alimentation prévus par le nouveau président.

    L’argent du contribuable est loin d’avoir pour contrepartie une alimentation dont les conditions de production répondent à l’intérêt commun.

    En premier lieu, les subventions ne permettent pas de maintenir l’emploi. De 1999 à 2013, le nombre des agriculteurs en activité est passé de 519 000 à 313 500 ; près de 90 000 exploitations professionnelles ont disparu au cours de ces quinze dernières années. Notamment parce que les règles de distribution des aides, largement assises sur la surface de terres dont disposent les agriculteurs, entretiennent les inégalités au sein du monde agricole. En 2015, après subventions, un quart des exploitations professionnelles a dégagé un revenu annuel inférieur à 8 500 euros, avec un résultat négatif de plus de 6 000 euros pour les 10 % en bas de l’échelle2.

     

     Par ailleurs, les conditionnalités environnementales attachées aux aides sont trop laxistes pour stopper la destruction de ce qui constitue les bases mêmes du système productif : la diversité des espèces et des espaces, l’eau et les sols. La consommation de pesticides, loin de reculer comme l’avaient promis les plans qui se sont succédé depuis le Grenelle de l’environnement en 2007, a progressé de 22 % entre 2009-2010 et 2014-20153.

     La consommation de pesticides a progressé de 22 % entre 2009-2010 et 2014-2015

    La toxicité de ces produits conjuguée à la destruction des milieux naturels et à l’appauvrissement biologique des espaces cultivés se traduit par des pertes de biodiversité inédites. De 1989 à 2013, les populations d’oiseaux des champs ont décliné de 45 %. Sur dix ans, le taux de mortalité des abeilles est passé de 5 % à 30 %. Les excès d’azote liés aux épandages de fertilisants expliquent qu’en 2014-2015, 17,7 % des points de suivi des eaux de surface et 49,8 % de ceux des eaux souterraines avaient une teneur moyenne en nitrates supérieure à 25 mg/l4, niveau considéré en France comme le seuil d’alerte.

    Sur le plan sanitaire, des liens sont établis entre l’apparition de cancers et maladies neurodégénératives chez les producteurs et leur exposition chronique aux pesticides. Ces produits sont également détectables dans 45,4 % des aliments consommés en Europe, selon un rapport récent de l’Agence européenne de sécurité des aliments. Si les limites légales sont respectées dans 97 % des cas, beaucoup de chercheurs suspectent la toxicité à faible dose de ces produits classés comme perturbateurs endocriniens. Un autre sujet, moins souvent évoqué, concerne les résistances aux antibiotiques, à l’origine de 25 000 décès par an en France. L’élevage fait partie du problème, les usages vétérinaires représentant dans leur ensemble la moitié de la consommation d’antibiotiques.

    Le boom des surfaces 

    Face à un tel bilan, l’essor de l’agriculture bio, dont le cahier des charges interdit les pesticides et les engrais de synthèse , n’est pas surprenant. Elle est passée de 1,9 % de la surface agricole en 2002 à 4,9 % en 2015. Cela reste en dessous de la moyenne européenne (6,2 %) et loin derrière l’Italie (12 %), la Suède (17 %) ou encore l’Autriche (21 %), mais la dynamique est solide. Elle est entretenue par la forte demande des consommateurs (+ 15 % sur un an en 2015, + 20 % estimés pour 2016), les préoccupations des producteurs et l’intérêt des collectivités territoriales . Le bio est en effet un facteur de développement local, la production nationale couvrant les trois quarts de la demande. Quant aux importations, leur concurrence est limitée: il s'agit pour moitié de produits tropicaux.    

    "Les aides à la conversion ? Les enveloppes prévues en 2017 pour aider les agriculteurs à passer en bio ont déjà été dépensées dans pratiquement toutes les régions", soupire Stéphanie Pageot, la présidente de la Fnab, la Fédération nationale de l’agriculture biologique. Car l’intendance ne suit pas, alors qu’ils sont de plus en plus à vouloir se lancer. Une situation qui a bien changé en vingt ans : "Lorsque mon mari et moi nous nous sommes installés, nous étions les seuls dans le coin."

    Pour cette Vosgienne de 45 ans, fille de paysan, le bio est déjà une longue histoire. Elle commence en 1991 quand son père décide de tourner la page de la chimie. Cette passion ne la quittera plus et son mémoire de fin d’études d’ingénieur à l’Ecole supérieure d’agriculture de Rouen porte sur la gestion des déjections animales dans les fermes bio. C’est également dans cette école qu’elle rencontre Guylain, son futur mari, fils d’éleveurs de Bourgneuf-en-Retz, en Loire-Atlantique. Lui, c’est plutôt le genre agriculture classique. Mais en 1998, quand il reprend l’exploitation familiale avec son amoureuse, celle-ci le convainc de franchir le pas. "Ce choix n’a pas été très facile, se souvient Stéphanie. Toutefois, le fait d’être ingénieurs a rassuré la banque, qui a suivi."

    Aujourd’hui, cette ferme de 190 hectares produit 300 000 litres de lait par an, dont la moitié transformée sur place. "Notre activité rémunère six personnes en équivalent temps plein, contre une à deux sur une exploitation conventionnelle de taille équivalente." Les trois associés, elle, son mari et son beau-frère, se versent un salaire de 2 000 euros. Ils prennent quatre semaines de vacances par an. "Nous vivons bien."

    La crise du lait ne les a pas touchés : "Le bio nous assure des prix corrects." Raison pour laquelle beaucoup de producteurs conventionnels veulent se convertir. C’est une bonne nouvelle et une source d’inquiétude aussi, car un certain nombre se décident dans l’urgence, voire sur la base de motifs purement financiers : "il ne faut pas reproduire avec le bio ce qu’on a fait en conventionnel", rappelle la présidente de la Fnab, dans un contexte où la croissance du secteur met de plus en plus en concurrence "des pratiques très différentes, depuis la ferme autonome et économe, en démarche de progrès permanent, jusqu’à l’agrobiobusiness". En 2015, Stéphanie Pageot a été nommée à la légion d’honneur, mais elle prend son temps pour choisir de qui elle acceptera de la recevoir. Pierre Rabhi, peut-être.

    Mais est-il réaliste d’imaginer une ferme France à 100 % bio ? Ce mode de production réclame plus de travail humain qu’en agriculture conventionnelle (2,4 équivalents temps plein, contre 1,5 par exploitation en moyenne). Ce grand avantage au regard de l’emploi explique aussi en bonne partie des coûts plus élevés, qui se répercutent sur les prix au consommateur. Les écarts entre produits non bio et bio (de l’ordre de 20 % à 30 % en plus), qui rendent le bio peu abordable pour beaucoup de foyers, doivent cependant être relativisés. Cuisiner des produits de base bio et réduire la part de la viande au profit des légumineuses ne coûte pas forcément plus cher que de remplir son panier de plats préparés et de boissons sucrées. Par ailleurs, gonfler les marges devient plus difficile pour les distributeurs au fur et à mesure que la production bio se banalise et se répand dans des canaux multiples et concurrents.

    Les bas coûts auxquels parvient l’agriculture conventionnelle n’intègrent pas ses "externalités" sociales, environnementales et sanitaires, largement négatives

    Il faut également s’interroger sur la part de l’alimentation dans le revenu des ménages, passée de 28 % en 1960 à 17 % aujourd’hui. Les bas coûts auxquels parvient l’agriculture conventionnelle n’intègrent pas ses "externalités" sociales, environnementales et sanitaires, largement négatives et assumées in fine par la collectivité. Ainsi, selon une étude du ministère de l’Environnement, les pollutions par les engrais azotés et les produits phytosanitaires coûteraient chaque année entre 0,9 et 2,9 milliards d’euros, selon les hypothèses de calcul retenues5. Inversement, plusieurs expériences locales en Europe ont montré qu’il était possible de diviser par 2,5 à 7 le coût de potabilisation de l’eau par les collectivités en réduisant la pollution à la source, notamment via l’obligation de pratiquer l’agriculture biologique dans les zones de captage. Toutes les "externalités positives" de l’agriculture bio - intensité en emplois, protection de l’environnement et de la santé publique - sont cependant peu intégrées dans les calculs des décideurs.

    Changer de régime

    Reste la question des capacités productives. En bio, les rendements sont, par nature, moindres qu’en agriculture conventionnelle, de l’ordre de 20 % en moyenne mondiale, avec d’énormes disparités selon les cultures et les situations. Dans les pays en développement, ces écarts sont en règle générale faibles, du fait de pratiques culturales peu intensives. Dans les zones où les rendements sont très bas, comme en Afrique sahélienne, il est donc assez facile, sur un plan technique, de les doubler ou de les tripler sur des bases agro-écologiques.

    Tout autre est la situation des pays riches, dont les performances agricoles reposent largement sur la chimie. En France, les rendements d’un blé peuvent varier du simple au double selon qu’il est bio ou non. En outre, la cohérence voudrait que l’on renonce à "exporter les externalités". Autrement dit, il faudrait cesser de nourrir les animaux à partir de soja importé dans la mesure où ces importations induisent des atteintes socio-environementales dans les pays producteurs. De même, il faudrait interdire le "biodiesel" issu de l’importation d’huile de palme gagnée sur la forêt tropicale, alors que décarboner l’économie française va nécessiter d’accroître les usages non alimentaires de l’agriculture, tout en préservant l’espace forestier domestique.

    Pour les experts de l’association Solagro, à l’horizon 2050, 45 % de la production agricole française pourrait être bio au sens strict

    Compte tenu de ces paramètres, le scénario Afterres 2050, réalisé par les experts de l’association Solagro, juge qu’à l’horizon 2050, 45 % de la production agricole française pourrait être bio au sens strict. Et 45 % provenir de l’agriculture dite "intégrée", qui repose au maximum sur les moyens biologiques, mais n’interdit pas un recours marginal aux produits chimiques. Arriver à ce résultat suppose cependant une baisse conséquente de la place de la viande dans le régime alimentaire des Français, l’élevage étant un grand dévoreur d’espaces agricoles pour nourrir les animaux. "L’assiette Afterres" comprendrait donc plus de céréales, de légumineuses, de fruits et légumes... et pas loin de deux fois moins de viande et de produits laitiers qu’en 2010.

    Bénéfique pour la santé publique, face à la montée de l’obésité et des maladies cardiovasculaires, un tel scénario est aussi favorable pour l’eau, les sols, la biodiversité et donc la sécurité alimentaire à long terme. Comme il le sera également pour le climat avec une division par deux des émissions liées à l’agriculture (qui représentent 19,7 % des émissions du territoire français, l’élevage comptant à lui seul pour 9,4 %). Un tel scénario n’est pas absurde : c’était en gros le régime alimentaire des Français au milieu des années 1950.

      Notes:

     1-Celles dont la production brute est supérieure à 25 000 euros. Elles représentent 97 % de la production, 93 % de la surface agricole et 74 % des exploitations.

    2. "Rapports présentés par la Commission des comptes de l’agriculture. Session du 13 décembre 2016", Agreste, Les dossiers n° 38, février 2017. Accessible sur bit.ly/2pfmwdA

    3. "Note de suivi 2016. Ecophyto. Réduire et améliorer l’utilisation des phytos", janvier 2017. Accessible sur bit.ly/2qWktsc

    4. "Concentration en nitrates d’origine agricole dans les cours d’eau et les eaux souterraines", EauFrance, Bulletin n° 5, 2016. Accessible sur bit.ly/2pqd4Q4

    5. "Les pollutions par les engrais azotés et les produits phytosanitaires : coûts et solutions", Commissariat général du développement durable, Etudes & documents n° 136, 2015.


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