• Albert Hirschman, penseur iconoclaste du capitalisme

    Albert Hirschman, penseur iconoclaste du capitalisme

    Gilles Dostaler 29/07/2019
    https://www.alternatives-economiques.fr//albert-hirschman-penseur-iconoclaste-capitalisme/

    Homme engagé, Albert Hirschman a laissé sa marque sur les théories du développement et sur l'étude de la société capitaliste. Rejetant les interprétations économiques monocausales, il puise dans diverses sciences sociales pour expliquer les transformations du monde.

    Très jeune, Albert Hirschman a commencé à s’abreuver à plusieurs cultures. Il s’est aussi lancé tôt dans l’action politique et, en particulier, dans la lutte contre le fascisme et le nazisme qu’il a menée, en citoyen cosmopolite, sous plusieurs drapeaux. A 16 ans, il adhère aux Jeunesses socialistes du Parti social-démocrate (SPD) allemand et échange quelques coups de poing avec des bandes de nazis. Se situant à l’aile gauche du mouvement, lecteur assidu de Marx et de ses disciples, fréquentant les communistes, le jeune Hirschman décide toutefois de ne pas suivre les dissidents radicaux du SPD qui fondent en 1931 le Parti socialiste ouvrier. Il écrira beaucoup plus tard : " C’était la première fois (...) où il m’a fallu choisir entre la défection ou l’expression de la dissension, la critique de l’intérieur " (La morale secrète de l’économiste, page 20).

    Un homme engagé

    En 1933, après la prise du pouvoir par Hitler et l’interdiction des partis, Albert Hirschman décide de s’installer en France. Il se rend en Espagne, en 1936, pour participer à la lutte contre le soulèvement franquiste. Etudiant en Italie entre 1936 et 1938, il est engagé dans l’opposition clandestine au fascisme de Mussolini. Il doit quitter le pays à la suite de l’adoption des lois raciales par lesquelles il était visé en tant que juif.

    Albert Hirschman, penseur iconoclaste du capitalisme                                A lire Alternatives Economiques n°392 - 07/2018

     

    Au début de la Seconde Guerre mondiale, on le retrouve dans un groupe de volontaires allemands et italiens de l’armée française

     

    Au début de la Seconde Guerre mondiale, on le retrouve dans un groupe de volontaires allemands et italiens de l’armée française. Après la signature de l’armistice et l’engagement pris par le gouvernement de Vichy de livrer les citoyens étrangers réclamés par l’Allemagne, il participe à la mise sur pied et aux activités d’un groupe qui se donne pour mission d’organiser l’émigration clandestine des individus menacés. Parmi les 2 000 personnes ainsi protégées de la répression nazie, on compte Hannah Arendt et son mari Heinrich Blücher, qui était un ami de Hirschman. Soupçonné par les autorités françaises, Hirschman se rend aux Etats-Unis en décembre 1940. Il revient en Afrique du Nord et en Italie après 1943, cette fois comme combattant de l’armée américaine.

    Développement et dépendance

    On ne s’étonnera pas que, pour Albert Hirschman, l’économique et le politique soient étroitement reliés et que, dans la vie sociale, les conflits, rapports de force et effets de domination jouent un rôle déterminant. Son premier livre, écrit en 1942, National Power and the Structure of Foreign Trade, issu d’une réflexion sur l’Allemagne nazie, est une analyse des aspects politiques du commerce international et traite de l’utilisation des relations économiques internationales comme instrument de pouvoir. Dès ce premier travail et tout au long de sa carrière, considérations économiques, politiques, sociologiques, historiques, philosophiques, psychologiques et histoire des idées sont mises à contribution par un auteur dont l’érudition est impressionnante. Hirschman rejette ce qu’il appelle les interprétations économiques monocausales des phénomènes sociaux, et en particulier du développement.

    Aux thèses néoclassiques fondées sur la rationalité, la croissance équilibrée et l’industrialisation harmonieuse, Hirschman oppose la croissance déséquilibrée, source de tensions

    Avec Stratégie du développement économique (1958), rédigé pendant son séjour en Colombie, et plusieurs publications ultérieures, Hirschman s’impose comme l’un des contributeurs majeurs dans les débats sur le développement et la dépendance, dont l’idée était déjà présente dans son livre de 1945. Aux thèses néoclassiques fondées sur la rationalité, la croissance équilibrée et l’industrialisation harmonieuse, il oppose la croissance déséquilibrée, source de tensions. Insistant sur le rôle de l’apprentissage cumulatif, Albert Hirschman crée les concepts de liaisons en amont et en aval (backward and forward linkages) pour décrire les effets d’entraînement que peut exercer une industrie sur celles qui lui fournissent ses inputs ou celles qui fabriquent les outputs auxquelles elle contribue. Face aux politiques de développement, Hirschman a une vision pragmatique qu’il qualifie de " possibiliste " : " J’ai toujours eu une certaine aversion pour les principes généraux et les solutions abstraites. Je crois indispensable d’"examiner le patient" avant de déterminer ce qu’il a " (La morale secrète de l’économiste, page 81).

    Nature et mutations de la société capitaliste

    A partir des années 70, les réflexions de Hirschman débordent le champ du développement, auquel il continue toutefois à contribuer, et prennent une ampleur considérable en s’attaquant à plusieurs volets de l’évolution du capitalisme. Sa critique des limites d’une analyse économique étriquée, fondée sur la rationalité de l’homo oeconomicus, se radicalise et s’approfondit.

    Zoom Albert Hirschman : repères biographiques :  1915 :  naissance à Berlin le 7 avril.

     

    1923-1932   études au lycée français de Berlin.
    1932-1933  études à l’université de Berlin.
    1933-1935  études à Paris, à l’Ecole des hautes études commerciales et à l’Institut de statistique de la Sorbonne.
    1935  1936  études à la London School of Economics.
    1936 -1939  doctorat à l’université de Trieste.
    1941-1943  recherches à l’université de Berkeley.
    1943   acquisition de la citoyenneté américaine.
    1945  National Power and the Structure of Foreign Trade.
    1946-1952  employé par la Réserve fédérale à Washington, il collabore au plan Marshall.
    1952-1956  séjour en Colombie, d’abord comme conseiller du Bureau national de planification de la Colombie, puis, à partir de 1954, comme consultant privé.
    1956    1958  professeur invité à l’université Yale.
    1958  The Strategy of Economic Development (Stratégie du développement économique, éd. ouvrières, 1964). 1958 -1964  professeur de relations économiques internationales à l’université Columbia, New York. 1963  Journeys Toward Progress : Studies of Economic Policy-Making in Latin America.
    1964-1967 : professeur d’économie politique à l’université Harvard.
    1967 Dévelopment Projects Observed.
    1970 : Exit, Voice and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States (Face au déclin des entreprises et des institutions, éd. ouvrières, 1972 ; Défection et prise de parole. Théorie et applications, éd. Fayard, 1995).
    1971 :A Bias for Hope : Essays on Development and Latin America.
    1974-1985 :  professeur de science sociale à l’Institute for Advanced Study de Princeton.
    1977 : The Passions and the Interests : Political Arguments for Capitalism before its Triumph (Les passions et les intérêts. Justifications politiques du capitalisme avant son apogée, éd. PUF, 1980).
    1981 : Essays in Trespassing : Economics to Politics and Beyond.
    1982 : Shifting Involvements : Private Interest and Public Action (Bonheur privé, action publique, éd. Fayard, 1983).
    1984 : Getting Ahead Collectively : Grassroots Experiences in Latin America. L’économie comme science morale et politique, éd. du Seuil.
    1985 : prend sa retraite et est nommé professeur émérite.
    1986 : Vers une économie politique élargie, éd. de Minuit. Rival Views of Market Society and Other Recent Essays.
    1991 : The Rhetoric of Reaction : Perversity, Futility, Jeopardy (Deux siècles de rhétorique réactionnaire, éd. Fayard, 1991).
    1994 : Passagi di frontiera : I luoghi i le idee di un percorso di vita (La morale secrète de l’économiste, éd. Les Belles lettres, 1997).
    1995 : A Propensity to Self-Subversion (Un certain penchant à l’autosubversion, éd. Fayard, 1995).
    1998 : Crossing Boundaries : Selected Readings.

    Exit, Voice and Loyalty est sans doute, avec Stratégie du développement, son livre le plus influent. Face aux défaillances des organisations, entreprises, gouvernements, les individus peuvent réagir par la défection, par exemple en cessant d’acheter un produit. C’est la seule attitude que reconnaît la théorie économique. Mais ils peuvent aussi réagir par la prise de parole, en contestant de l’intérieur, de diverses manières, les institutions qui les déçoivent. Il faut aussi tenir compte de la loyauté qu’on décide de maintenir en dépit de ces déceptions. Albert Hirschman montre qu’on peut appliquer ce modèle à un très grand nombre de situations dans lesquelles un individu est associé volontairement à un groupe.

    Hirschman montre comment l’idée d’intérêt a permis de dépasser l’opposition traditionnelle que les philosophes faisaient entre la raison et les passions, et d’asseoir la légitimité d’un système social fondé sur l’amour de l’argent

    Hirschman consacre plusieurs écrits à l’étude de l’émergence et de l’évolution du capitalisme, en analysant les idées qui accompagnent ce processus. Il montre ainsi comment, à partir du XVIIe siècle, l’idée d’intérêt a permis de dépasser l’opposition traditionnelle que les philosophes faisaient entre la raison et les passions, et d’asseoir la légitimité d’un système social fondé sur l’amour de l’argent et l’enrichissement individuel. Cette légitimité commencera toutefois à être remise en question, au XIXe siècle, tant par le mouvement romantique que par le marxisme et, plus tard, par le freudisme.

    L’évolution de ce système se caractérise par ailleurs, dans l’esprit de Hirschman, par une alternance de phases où les préoccupations d’ordre privé l’emportent sur les préoccupations publiques, et l’inverse. Par exemple, aux mouvements sociaux qui ont culminé en 1968 dans les pays occidentaux a succédé une phase de repli sur le privé. Hirschman essaie de rendre compte de ces fluctuations cycliques en se servant du concept de déception, déceptions du consommateur, frustrations consécutives à la participation à la vie publique.

    La rhétorique réactionnaire

    Critique du discours économique dominant, Albert Hirschman se situe à gauche sur l’échiquier politique américain, en se définissant comme " liberal ". Il se refuse toutefois aux anathèmes et cherche à maintenir le dialogue avec l’orthodoxie. Il s’efforce aussi à comprendre l’interaction, à travers l’histoire, entre le progrès et l’opposition qu’il suscite. S’appuyant sur les travaux du sociologue Thomas H. Marshall, il distingue trois phases dans l’évolution de la citoyenneté : civile au XVIIIe siècle, avec la proclamation des droits de l’homme ; politique au XIXe siècle, avec la conquête du suffrage universel ; sociale au XXe siècle, avec l’émergence des droits économiques et sociaux garantis par l’Etat.

    Selon Hirschman, le discours réactionnaire a, d’une période à l’autre, la même structure et se fonde sur le même type d’arguments

    Ces progrès ont toujours suscité des oppositions et des résistances. Par analogie à une loi de Newton, on peut les qualifier de réaction. Hirschman montre que le discours par lequel se manifestent ces réactions a, d’une période à l’autre, la même structure et se fonde sur le même type d’arguments. En vertu de la thèse de l’effet pervers, on montre ainsi que les mesures progressistes ont l’effet contraire de celui qui est recherché. Ainsi l’aide aux pauvres augmenterait la pauvreté, le salaire minimum accroîtrait le chômage. Selon la thèse de l’inanité, il serait fondamentalement impossible de modifier un statu quo ancré dans une nature humaine immuable. Conformément à la thèse de la mise en péril, les réformes sont dangereuses, même si elles sont souhaitables, car elles risquent de remettre en question les acquis antérieurs. Soulignant que les partisans du progrès utilisent eux-mêmes souvent des arguments analogues, Albert Hirschman en appelle " au dépassement des positions extrêmes, intransigeantes, qu’on affectionne de part et d’autre, dans l’espoir que le débat public se fera ainsi, peu à peu, plus "philodémocratique" [democracy friendly] " (Deux siècles de rhétorique réactionnaire, pages 266-267). Influente, son oeuvre n’a toujours pas donné naissance à une école de pensée, ce qui répugnerait sans doute à ce pourfendeur de toutes les orthodoxies.


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