• Au-delà du développement ... (Miriam LANG, Dunia MOKRANI)

    Au-dela du développement (Miriam LANG,

    2014     263 p.   21€

     Le développement est aujourd’hui un concept hégémonique. Symboliquement lié à une promesse de confort, de bonheur, il réduit dans les faits la qualité de vie à des paramètres de croissance économique et de consommation. Il nous lie irrévocablement à un imaginaire situé, occidental et colonial, à des outils technocratiques et à des pratiques prédatrices qui nous ont amenés aux limites de ce que la planète peut supporter.

      Pourtant, même au cœur des changements politiques radicaux à l’œuvre notamment en Amérique latine, les fondements du développementisme restent bien ancrés. Les alternatives à cette imposition acritique doivent être économiques, mais aussi politiques, sociales et institutionnelles. Des concepts encore largement méconnus en France tels que les droits de la nature fondent en Amérique latine tout un courant de réflexion qui décale la perspective à partir de laquelle ces questions sont habituellement articulées dans le monde occidental, et qui apporte un éclairage radicalement nouveau et délibérément multiple sur l’échec des politiques néolibérales en matière de développement.    Ce livre regroupe des contributions de certains des penseurs critiques parmi les plus reconnus d’Amérique latine sur les questions de développement et d’écologie, parmi lesquels Alberto Accosta (ex-président de l’Assemblée constituante et figure de proue des intellectuels de la gauche environnementale en Équateur), Eduardo Gudynas (chercheur uruguayen) ou Maristella Svampa (sociologue argentine).  

       Miriam Lang est la directrice de la Fondation Rosa Luxembourg, Bureau Région andine à Quito. Elle est titulaire d’un doctorat en sociologie obtenu à l’université libre de Berlin, avec une spécialité en études de genre, et d’une Maîtrise en études latino-américaines. Elle a une longue expérience de collaboration avec les organisations de femmes et indigènes en Amérique latine.

     [ Dresser les contours de ce que seraient des « alternatives au développement » au prisme des expériences des gauches latino-américaines, telle est l’ambition d’un ouvrage d’intellectuels et militants sud-américains paru chez Amsterdam fin septembre. Présentation, avec quelques enseignements à en tirer.

      Intitulé Mas alla del desarrollo en espagnol, cet ouvrage collectif regroupant des auteurs, intellectuels et militant-e-s engagé-e-s à divers titres dans les expériences et luttes de gauche en Amérique latine (Miriam Lang, Dunia Mokrani, Alberto Acosta, Edgardo Lander, Eduardo Gudynas, Raul Prada, etc.), encore peu ou pas traduits en français, a pour ambition de renouveler la critique du développement à l’aune des expériences politiques et mobilisations sociales en cours en Amérique du Sud. Ils questionnent les bases idéologiques du « développement », une notion entendue comme le vecteur central de la modernité occidentale, dont la prétention à générer le bonheur et dont l’horizon de mise en œuvre seraient universels et sans limite.

      Cet ouvrage pourrait (devrait?) nourrir et renouveler toute une série de débats actuels en Europe. Nos Etats, nos économies, nos sociétés, ne sont pas seulement confrontés à une crise économique et financière ayant des répercussions sociales et écologiques insupportables. Bien-entendu, les politiques d’austérité, qui engendrent chômage, pauvreté, insécurité et accroissement des inégalités, constituent un aspect, majeur, des défis auxquels nous faisons face. Néanmoins, l’accélération de la crise écologique, la crise énergétique et les tensions sur les ressources en sont un autre versant. Les deux se rejoignent. Ensemble, ils marquent une véritable crise de civilisation. Crise de la civilisation occidentale, crise de la civilisation industrielle, crise du capitalisme et du productivisme, crise du néolibéralisme, crise de la démocratie, s’emboîtent inextricablement désormais dans un processus qui s’étend à toutes les sociétés.

      Pourtant, dans la gauche européenne persiste l’idée selon laquelle la croissance et le développement des forces productives – y compris sous la forme des promesses du développement durable ou des investissements pour la transition – seraient des passages nécessaires pour la prospérité, la justice sociale ou encore la transformation du système. Les exigences écologiques et climatiques sont alors, souvent, reléguées au second plan, ou alors utilisées comme justification rhétorique à des plans de relance et d’investissements massifs dans de nouvelles infrastructures. C’est en partant des contradictions internes aux gouvernements progressistes en place en Amérique du Sud que les auteur.e.s nous invitent à nous emparer de la critique du développement sans concession qu’ils dressent dans le livre.

      En France et en Europe, le « tournant à gauche » de l’Amérique Latine s’est pour l’essentiel traduit dans des discussions sur la nécessité de construire des alliances entre mouvements sociaux et gouvernements amis. De nombreux acteurs associatifs et syndicaux voient le « Socialisme du 21ème siècle » comme une inspiration, un appel à repenser les stratégies et les alliances. Le succès des gauches latinos-américaines, et leur capacité à faire face à la toute puissance des institutions internationales, serait en outre la preuve que les États restent les acteurs privilégiés de la résistance au néolibéralisme et à ses ravages, sociaux comme environnementaux. Les politiques redistributives massives, que permet la rente extractive, constitueraient la meilleure réponse à la prédation des ressources naturelles et à leur accaparement par le Nord Global. Ces débats ne sont pas secondaires, loin de là. Nous pensons toutefois que ce qui se joue en Amérique Latine se situe avant tout ailleurs – dans ce qui est au cœur de cet ouvrage : l’invention d’alternatives au développement.

      La critique du développement n’est pas un luxe de nantis. A « l’extractivisme », qui désigne et caractérise les politiques de développement en Amérique du Sud, les auteur-e-s opposent une série d’alternatives, qui sont autant de concepts, de pratiques – parfois ancestrales – et de politiques. Les notions de buen-vivir, de « Terre-Mère » ou de « droits de la nature » qu’on peut avoir tendance à importer en Europe sans aucune distance critique, sont ici présentées et discutées à la lumière d’un contexte politique et d’une histoire qui ne sont pas les nôtres.

      Les politiques et réflexions « post-extractivistes », ici entendues comme « post-développementistes », avancées par les auteur.e.s, interrogent néanmoins nos propres conceptions de ce que seraient des politiques de sortie de crise en Europe : ne pas plonger dans l’impasse extractiviste, pas plus que celle de la financiarisation de la nature ; questionner le rôle de l’Etat entre obstacle et acteur nécessaire de la transition ; puiser force et inspiration dans les luttes éco-territoriales ; transformer nos imaginaires à partir des expériences et pratiques autour des droits de la nature, etc. Elles offrent en outre des pistes pour en finir avec la domination (par la prédation) du Nord Global sur le Sud Global.

      Nous espérons que la publication de ce livre sera utile pour enrichir les débats sur la critique du développement, en France et en Europe, à l’aune de l’expérience sud-américaine qui est souvent prise en exemple par les divers courants des différentes gauches en Europe. Certaines de ces réflexions, sur les droits de la nature par exemple, mériteraient d’être intégrées aux débats sur une possible « 6ème » République en France. Plus généralement, les expériences latino-américaines nous incitent à revisiter nos imaginaires, et nous rappellent que les politiques développementistes « de gauche » ne se distinguent parfois qu’à la marge de celles inspirées par le néolibéralisme.

      Comme l’écrivent les auteurs, il ne s’agit pas seulement de déterminer ce que seraient des « modes de développement alternatif », mais de dresser les contours de ce que seraient des « alternatives au développement ».

      PS : Ce court texte emprunte beaucoup à la préface que Nicolas Haeringer, membre du comité de rédaction de la revue Mouvements et du conseil scientifique d’Attac France, et moi-même, avons rédigée pour la publication de ce livre.]


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