• Braddock América (DVD)

    “Braddock America” : un documentaire époustouflant sur le désastre du libéralisme

    Braddock América (DVD)

                Braddock America, de Jean-Loïc Porton et Gabriella Kessler, 1 DVD zone 2, 19,99 euros

             Un documentaire époustouflant sur une petite vile américaine, ancienne capitale de l’acier, devenue  cimetière industrie

      Ce film est une baffe. Une baffe et une caresse. Comme une chanson de Woody Guthrie, Leadbelly ou Pete Seeger, comme un roman de Steinbeck, une série de photos de Walker Evans ou un film de John Ford.

      Une claque qui vous remet les yeux en face des effets désastreux du libéralisme sans scrupule, une cajolerie qui réconforte en montrant la solidarité et la résistance qui s’organisent telles de fragiles lueurs au milieu
    des ténèbres. Ce film avait été présenté à Cannes par l’Acid, confirmant que cette section sous-médiatisée est l’une des plus fécondes du festival.

      Vous avez peut-être entendu parler de la ville de Braddock à travers son maire, le fantasque et grunge John Fetterman, ou parce que cette bourgade de la banlieue de Pittsburgh est devenue un lieu de tournage prisé (dernier exemple : Les Brasiers de la colère de Scott Cooper, avec Christian Bale et Casey Affleck).

      Le Français Jean-Loïc Portron et la Franco-Américaine Gabriella Kessler ont installé leur caméra et leur micro pendant quelques mois dans cette ville-symbole qui est en quelque sorte le Florange américain. Lieu d’une bataille historique préfondatrice, berceau de l’immense fortune d’Andrew Carnegie, Braddock fut la capitale de l’acier, la ville dont les ouvriers, suant leur race et payés au lance-pierre, édifièrent l’empire américain, ses infrastructures, ses gratte-ciel et ses armes.

      De 20 000 habitants en son âge d’or (en 1920), la population de Braddock est tombée à 2 000 et quelques, au fur et à mesure du déclin de la sidérurgie et de la fermeture des usines. Abandonnée par les capitaines d’industrie qui trouvèrent marchés et main-d’œuvre moins chère sous d’autres latitudes, Braddock l’est aussi par les pouvoirs publics.Ironie amère, après avoir construit le pays, la petite ville n’a aujourd’hui même pas les moyens de détruire ses maisons inoccupées et insalubres.

      Portron et Kessler ont filmé cette ruine capitaliste, ce cimetière industriel, selon trois options croisées : le paysage présent, entre ville-fantôme et village des damnés-résistants ; les archives qui évoquent ce que fut Braddock, images en noir et blanc qui sont la face documentaire de ce que furent les films de Vidor ou Eisenstein, et les habitants actuels de Braddock, interviewés face caméra. Le montage de ces trois régimes produit des effets aussi instructifs que bouleversants. La plupart des intervenants produisent une parole où l’on sent la fierté ouvrière, l’attachement à son lieu de vie et une fine compréhension des méfaits de l’ultralibéralisme.

      Ces intervenants quasi marxistes réduisent à néant le cliché d’un peuple américain qui serait beauf, shooté à la télé et à la pub, dénué de conscience politique et de sens collectif. Comme dans Shoah, ils bénéficient d’un temps de parole conséquent et craquent parfois alors que la caméra continue de tourner. Poignant. Le rapport entre ces corps et têtes parlantes et leurs lieux (rues désertes, maisons inhabitées, usines refroidies…) génère des images entre les images, comme le film de Lanzmann.

      A quelques kilomètres de Braddock se trouve Clairton, autre bled sidérurgique où était situé Voyage au bout de l’enfer (le film fut en fait tourné à Mingo Junction, autre bourg du bassin de l’acier de Pittsburgh, de l’autre côté de la frontière Pennsylvanie-Ohio). Pendant que Braddock America défilait devant mes yeux, je revoyais mentalement les images de Cimino, et j’entendais The River, My Hometown ou Youngstown de Springsteen, chants d’ouvriers au chômage et de désertification industrielle, dont le travail de Portron et Kessler semble l’équivalent filmique. Comme le dernier Jarmusch, mais différemment, Braddock America est un film hanté, par la musique et le cinéma autant que par l’apogée industriel du XXe siècle. Ses vampires sont bien réels et contemporains et s’appellent dirigeants de multinationales.

      Braddock America est aussi un film français, bien que profondément américain. Cette nature transatlantique ajoute une dimension à sa beauté. Des cinéastes et producteurs d’ici sont allés au fin fond des Etats-Unis pour y trouver un reflet exact de la France (et du monde), alors que les spectateurs américains iront peut-être voir ce film français pour mieux regarder leur pays en face. Superbe objet plastique, émotionnel et politique, Braddock America est une ode au cinéma comme geste de déplacement, confirmant aussi le vieil adage renoirien selon lequel plus un film est local, plus il est universel.

      Serge Kaganski le 11 mars 2014 pour Les Inrocks


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