-
Entretien avec Olivier De Schutter
Olivier De Schutter : « Il faut revenir à une agriculture locale »
04/12/2017Olivier De Schutter Juriste à l'Université catholique de Louvain, co-président de l'IPES-FoodDans toutes les régions du monde, mais surtout dans les pays industrialisés, des exploitations agricoles dites familiales disparaissent à un rythme soutenu. Avec des conséquences sur la santé des populations mais aussi sur les économies des pays. Il est nécessaire de relocaliser progressivement l’agriculture, de rapprocher production et consommation dans des approches plus territoriales, estime Olivier de Schutter, professeur de droit international à l’Université catholique de Louvain, ancien rapporteur spécial auprès des Nations Unies sur le droit à l’alimentation. Aujourd’hui co-président du panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-Food), il considère que ce processus prendra du temps.
Historiquement, l’industrialisation de l’alimentation a permis de vaincre la faim dans le monde. Pourquoi critiquer ce modèle aujourd’hui ?
L’industrialisation de l’agriculture a été une réponse utile à la très forte croissance démographique des années 1950 et 60. Les technologies comme la mécanisation et l’utilisation des intrants externes répondaient alors à une urgence. Mais le défi que nous affrontons est très différent aujourd’hui. La productivité a augmenté plus vite que la demande et on réalise que les externalités négatives de ce modèle ont été trop longtemps sous-estimées. Il s’agit des impacts environnementaux : émissions de gaz à effets de serre, réduction de la biodiversité, dégradation des sols…
Mais il s’agit également de la disparition rapide dans toutes les régions du monde, mais surtout dans les pays industrialisés, des exploitations agricoles dites familiales. Entre 2005 et 2015, en France, 25 % des fermes ont disparu. Une érosion qui touche surtout les plus petites et les moins bien outillées, et qui va de pair avec la réduction constante du nombre de personnes employées par hectare. La production agricole est devenue plus intensive en capital et moins intensive en main d’œuvre.
Entre 2005 et 2015, en France, 25 % des fermes ont disparu
Parallèlement, tout en augmentant la production, on a accru le nombre de calories disponibles par personnes. C’est le grand succès de la politique agricole commune (PAC) depuis son lancement en 1961. Cependant, on a favorisé la production de calories à bon marché sans prêter attention à la diversification et à la qualité générale des aliments, trop fondée sur les produits transformés et ayant de trop fortes teneurs en sucre, en sel et en matières grasses. L’obésité affecte autour de 15 % de la population adulte dans le monde. Même si la France et la Belgique sont encore relativement préservées, près de 35 % des adultes aux Etats-Unis sont obèses, et l’obésité progresse maintenant rapidement aussi dans des pays comme le Mexique, l’Afrique du Sud, l’Inde ou la Chine…
Quelles sont les conséquences sur les économies mondiales ?
Cette production de calories à bas coûts a eu un impact négatif sur le plan social pour les pays du Sud à dominante agricole, de plus en plus dépendants des importations des denrées alimentaires. Car du fait du dumping que pratiquent l’Union européenne et les Etats-Unis, qui écoulent sur les marchés mondiaux des produits en dessous de leurs coûts réels de production grâce aux subventions publiques soutenant leurs agriculteurs, les pays les moins avancés ne sont pas incités à investir dans leurs propres systèmes alimentaires. De nombreux pays africains produisent ainsi du cacao, du café, de l’arachide pour l’exportation, tout en important des denrées alimentaires et en se trouvant en déficit alimentaire.
De nombreux pays africains produisent cacao, café, arachide pour l’exportation, tout en important des denrées alimentaires et en se trouvant en déficit alimentaire
Ils se trouvent ainsi dans une double situation de vulnérabilité, puisqu’ils sont très exposés à la volatilité des prix des aliments, alors qu’ils n’ont pas mis sur pied de systèmes de protection sociale pour protéger leurs populations. Or, cette volatilité des prix est appelée à augmenter à cause du lien de plus en plus étroit entre les marchés de l’énergie et de l’alimentation : avec la mondialisation, le prix du fuel est devenu un déterminant majeur du prix des produits alimentaires. La crise financière de 2008 a d’ailleurs vu se conjuguer un prix record du baril de pétrole à 145 dollars, avec une explosion des prix alimentaires. Un message très clair était parallèlement envoyé par l’Union européenne et les Etats-Unis sur le développement des biocarburants, qui ont fait l’objet d’un phénomène de spéculation par les opérateurs financiers.
Comment changer de modèle ?
La transformation, nécessaire, sera obligatoirement longue. Il faut revenir à une agriculture locale : rapprocher production et consommation dans des approches plus territoriales. Mais investir dans les systèmes agricoles locaux suppose, concrètement, des infrastructures de transformation et de stockage. La relocalisation des systèmes agro-alimentaires exige plusieurs années d’efforts et d’investissement afin que, progressivement, le commerce mondialisé retrouve la place subsidiaire qui devrait être la sienne.
Relocaliser veut dire consommer davantage de produits frais, locaux, dont les qualités nutritionnelles sont bien meilleures
Il ne s’agit évidemment pas de viser l’autarcie, mais de retrouver un équilibre en relocalisant la production qui peut l’être et en diversifiant l’offre locale de produits. On croit souvent que la mondialisation est source de diversité, mais en réalité les chaînes longues entraînent un formatage des produits, notamment au travers de processus de transformation pour une conservation de longue durée. Relocaliser veut dire consommer davantage de produits frais, locaux, dont les qualités nutritionnelles sont bien meilleures.
Or, même si une prise de conscience se fait jour en Europe, la progression des supermarchés à l’échelle mondiale – avec le développement de nouveaux marchés pour les chaînes mondiales de distribution en Chine, en Inde ou en Afrique du Sud – accroît la demande pour les produits transformés et empaquetés, dont l’impact sur la santé et l’environnement est négatif.
Les initiatives de relocalisation se multiplient-elles ?
Néanmoins, la crise de 2008 a entraîné une prise de conscience. Il existe désormais un nouveau consensus au sein des institutions internationales, en faveur d’un soutien accru aux cultures vivrières. Un grand nombre d’initiatives, émanant notamment des agences de coopération au développement telles que l’AFD (Agenve française de développement) en France, visent à les inciter à investir dans l’agriculture familiale locale: c’est là la meilleure façon de réduire la pauvreté rurale et de freiner le développement des bidonvilles.
De nombreuses initiatives visent à soutenir l’accès des femmes à la terre et aux ressources productives
De même, de nombreuses initiatives visent à soutenir l’accès des femmes à la terre et aux ressources productives. Le processus d’urbanisation est en effet fortement genré : dans un premier temps au moins, tandis que les hommes vont en ville en quête d’emplois dans l’industrie ou les services, les femmes ont tendance à rester en arrière pour s’occuper de la parcelle familiale. Il est donc essentiel de lutter contre les discriminations qui les touchent.
Ces objectifs sociaux, de même que le soutien à l’agro-écologie, sont un engagement adopté à Rome en novembre 2009 lors du Sommet mondial sur la sécurité alimentaire, et ils se retrouvent en filigrane dans les Objectifs de développement durable que l’ONU a adoptés en septembre 2015. Au-delà des gouvernements nationaux, les collectivités locales comprennent leur part de responsabilité dans la transformation en cours. Des initiatives se mettent en place, notamment au niveau de certaines métropoles, comme Toronto, Bristol, Turin ou Montpellier.
Mais aller plus loin demanderait une réforme d’ampleur de la PAC afin qu’elle intègre des objectifs concrets en terme de santé, environnement et de solidarité avec les pays du Sud. Pour l’instant, nous restons prisonniers d’une sorte de schizophrénie : la recherche des économies d’échelle et de la compétitivité sur les marchés mondiaux continue de dominer la plupart des politiques publiques, notamment dans la mise en œuvre de la PAC, mais les municipalités et les citoyens sont en quête d’autre chose, où durabilité et relocalisation vont de pair.
Tags : alimentaire, pays, produits, production, prix
-
Commentaires