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Interview de Michel Serres
Ses paroles pleines de bon sens font du bien, la planète est en danger mais l’académicien garde espoir, les jeunes ont plus conscience que nos générations du danger qui guette, c’est d’eux que viendront les solutions.
Interview sur Le Parisien à lire absolument
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LE PARISIEN WEEK-END. Pionnier de l’écologie, l’académicien plaide en faveur d’un cadre juridique pour protéger l’environnement. Un projet exposé en 1990 dans son essai « Le Contrat naturel », aujourd’hui réédité. Il y a urgence.
Dans le petit jardin de la maison de Michel Serres, à Vincennes, le marronnier est malade. « Depuis trois ans, il ne donne plus de marrons, ni de fleurs », regrette l’historien des sciences et académicien de 88 ans. « Il n’y a plus de merles, de mésanges, ni de moineaux non plus », ajoute cet intellectuel pionnier de l’écologie, qui faisait paraître, il y a vingt-huit ans, Le Contrat Naturel, un plaidoyer pour doter la nature de droits. Alors que paraît une nouvelle édition de cet essai, l’auteur de Petite Poucette renouvelle son appel à agir pour la planète. Avant qu’il ne soit vraiment trop tard.
Dans la préface de votre ouvrage, vous affirmez que, si nous ne changeons pas nos coutumes, notre économie et notre politique, le monde court au désastre. Est-ce inévitable ?
MICHEL SERRES. Je ne suis pas catastrophiste. Les gens le sont volontiers aujourd’hui, influencés par les médias qui n’annoncent que des attentats, des accidents, alors que la violence ne cesse de baisser. Mais le problème de la planète est toutefois très sérieux. La communauté scientifique tire la sonnette d’alarme depuis trente ans déjà. Mais plus personne ne l’écoute.
A la fin des années 1990, il y avait un trou dans la couche d’ozone dû à l’utilisation de certains produits. Dès que l’on a arrêté de les utiliser, le trou s’est comblé. Par conséquent, on peut agir sur le monde, il n’y a pas de doute. Les scientifiques proposent des solutions. Mais ils sont un peu désarçonnés face à la société telle qu’elle est.
Je vais vous dire, rien n’est plus léger que le vrai. Rien n’est plus inefficace que la vérité. La vérité pèse très peu par rapport au mensonge, la fausseté, l’émotivité, à tout ce que nous entendons. Si quelqu’un se lève et dit la vérité, personne ne le croit. La vérité est très légère. Très légère.
Comment expliquez-vous cette indifférence ?
Si vous demandez à un journaliste de réciter les dix derniers chanteurs du moment, il le fera tout de suite. Mais si vous lui demandez les dix derniers prix Nobel de physique, il n’en connaîtra pas un. La science, aujourd’hui, n’est plus dans les médias. La vraie catastrophe est là.
Il y a eu des manifestations pour le climat récemment. Combien étaient-ils ? Quelque 50 000 à Paris. D’autres manifestations rassemblent un million de personnes pour des problèmes beaucoup plus légers. C’est aussi une affaire de génération. Mes jeunes étudiants, mes petits-enfants, sont plus avertis de ces problèmes que nous, davantage prêts à changer de conduite pour améliorer la situation. Mais je note que les gens commencent à s’apercevoir, dans leur vie quotidienne que, c’est vrai, il n’y a plus de moineaux à Paris. Ce genre de d’évolution est tangible pour tout le monde.
La démission de Nicolas Hulot illustre-t-elle l’incapacité du monde politique à agir ?
La politique n’y est pas pour grand-chose. Sous tous les régimes, du marxisme-léninisme au capitalisme pur jus, la nature a été polluée de la même manière. L’échec de Nicolas Hulot vient de là. Il a été ministre, mais n’a rien pu faire.
La politique est la servante de l’économie aujourd’hui. Ce sont les systèmes économiques qui détruisent la planète. Lutter contre eux est très difficile. Les lobbys sont d’une puissance extraordinaire.
Aux Etats-Unis, où j’ai vécu quarante-deux ans, ils commandent tout. La preuve, c’est que le peuple américain vote contre son propre intérêt, tellement il est soumis à la publicité. Il a refusé cet essai timide de sécurité sociale que proposait Obama.
Dans votre essai, vous suggérez qu’il y a un projet à inventer, qui ne serait ni le marxisme, ni le capitalisme, pour préserver la planète…
Si c’est une voie nouvelle politique, je n’y crois pas beaucoup. Mais il faudrait trouver les moyens de faire basculer le système économique. Les consommateurs le peuvent probablement. Quand une entreprise s’aperçoit que ses produits sont boycottés, elle change vite d’orientation. C’est l’individu consommateur qui est devenu l’électeur primaire. Ça se fera petit pas par petit pas. Mais les petits pas, il faudrait qu’ils soient rapides maintenant, parce que le temps presse.
Par où commencer ?
Dans mon livre, je propose une solution juridique. Dans l’Antiquité, le « sujet de droit » (celui qui bénéficie de droits, NDLR), c’était le mâle adulte et libre de 40 ans, à l’exclusion des autres. Puis, à mesure que l’histoire s’est perpétuée, les étrangers, les esclaves et les femmes sont devenus sujets de droit. Est arrivée la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Alors, tous les hommes sont devenus sujets de droit, quelle que soit leur origine, leur culture ou leur langue. Mais c’était oublier le monde. Il faut aussi faire de la nature un sujet de droit. Une des satisfactions de ma vie a été de voir plusieurs pays, dont le Brésil, appliquer cette idée. Il est d’ailleur question de mettre un tel article dans notre Constitution.
Pourquoi donner des droits à la nature ?
Si on l’agresse, elle pourra se défendre. On exploite l’océan Arctique sans lui demander son avis. Il faut lui donner la possibilité d’attaquer les hommes, quand on l’utilise de façon à le détruire. Il pourrait aussi y avoir un procès, par exemple, du Parc national des Pyrénées, contre des utilisateurs abusifs. Bien sûr, les arbres n’iront pas en justice. Le savant écologiste pourrait porter ces combats. Il faudrait trouver un avocat pour la nature.
Faut-il créer une justice internationale écologique ?
Sans doute, oui. Un jour j’ai été invité à la télévision en même temps que le secrétaire général de l’ONU de l’époque, l’Egyptien Boutros Boutros-Ghali. A la télé, on n’a rien dit d’intéressant, comme d’habitude, mais après, nous sommes restés une heure à discuter au bistrot. Je lui ai demandé pourquoi l’ONU ne s’emparait pas des questions importantes comme l’eau ou l’air. Il m’a répondu : “A chaque fois que j’en parle à l’ONU, on me rétorque que je suis là pour défendre les intérêts de mon gouvernement.”
Ces grandes organisations sont internationales, mais pas mondiales. Par le passé, j’ai proposé la création d’une véritable institution mondiale, qui représente l’eau, l’air, le feu, la terre et les vivants, la Wafel (water, air, fire, earth, living, en anglais).
Cela paraît très utopique…
C’est sûr, mais connaissez-vous un progrès dans l’Histoire que n’ait pas été préparé par une utopie ? Rappelez-vous des socialistes utopiques du XIXe siècle, que tout le monde a critiqué. Quand on regarde ce qu’ils proposaient, l’égalité entre les femmes et les hommes, la sécurité sociale, les crèches pour enfants… Tout ce qui nous fait la vie douce aujourd’hui vient d’eux. Alors que les socialistes dits scientifiques se sont effondrés les uns après les autres, après avoir causé des millions de morts. Je suis assez pour l’utopie, ça c’est sûr.
Comment rester optimiste quand de grandes puissances, comme les Etats-Unis, reculent sur la législation écologique ?
Monsieur Trump représente parfaitement l’Amérique. Tout le monde croit que les Etats-Unis sont un pays de rêve. Tout va bien en Amérique du point de vue financier, c’est sûr. Mais du point de vue social, c’est un véritable pays du tiers monde. Il ne devrait pas être notre modèle. Ce retour en arrière ne touche pas seulement l’Amérique, mais aussi l’Angleterre et son Brexit, la Russie de Poutine, la Turquie d’Erdogan.
Vous pointez aussi dans votre livre le phénomène d’urbanisation grandissant et la disparition du monde paysan.
Tout le système économique est orienté vers la mort des paysans. Or ils sont les pères nourriciers de l’humanité. Sans paysans, on ne fera plus rien. Par conséquent, il faut sauver les paysans. L’augmentation de la démographie mondiale renforce ce problème. Quand je suis né, en 1930, il y avait moins de deux milliards de personnes sur la planète. On est aujourd’hui 7,6 milliards. Les problèmes de nourriture et de consommation sont décisifs.
Vous suggérez également une réforme de l’éducation, qui permette que les mondes des sciences dites dures et des sciences sociales ne soient plus cloisonnés, afin que l’on puisse appréhender le monde d’une manière plus juste.
L’éducation, aujourd’hui, est fondée sur une séparation totale entre les sciences dures et les sciences humaines. Cela forme deux populations qui ne se comprennent pas. J’appelle ça les cultivés ignorants d’un côté, et les savants incultes de l’autre. Si la société a basculé, depuis un demi-siècle, c’est à cause des sciences dures. La médecine et la biologie ont augmenté l’espérance de vie. Les nouvelles technologies ont changé les sociétés et les métiers. Or, tous ceux qui ont la parole dans le monde contemporain ont exclusivement une formation en sciences humaines, sciences politiques, sociologie… Nous sommes gouvernés par des gens qui ne connaissent rien aux causes de la transformation de la société.
Certains milliardaires de la Silicon Valley, comme le président de Space X, Elon Musk, pensent que la destruction de la planète est inévitable et qu’il faut envisager de vivre sur Mars. Cela vous paraît-il crédible ?
Je les connais ces gens-là. J’ai vécu trente-sept ans dans la Silicon Valley. Je les ai vus démarrer. Au début, ils étaient libertaires, ils voulaient changer la société, qu’elle soit plus horizontale et moins verticale. Maintenant, ils s’aperçoivent qu’ils ont toutes les données, toute la fortune, et qu’ils sont devenus Big Brother. Le contraire de ce qu’ils croyaient. Comme ils sont des barbares complets du point de vue culturel, ils racontent des bobards autant qu’ils le veulent. Allez-y sur la planète Mars, vous verrez à quel point c’est un paradis. Et vous avez vu le temps qu’il faudrait pour rejoindre Mars et en revenir (au moins deux ans et demi, NDLR) ?
Quel conseil donneriez-vous aux jeunes générations, qui vont subir de plein fouet le phénomène de changement climatique ?
Je ne donne pas de conseils. Les gens qui donnent des conseils sont des vaniteux. Ils pensent qu’ils ont la sagesse et que les autres ne l’ont pas. Je n’ai pas la sagesse. Au lieu de donner un conseil à quelqu’un, je préfère l’écouter. C’est aux jeunes d’inventer le monde de demain. Et ils ont en main les outils pour le faire.
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