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Introduction à L'ére des ténèbres
Introduction du livre de Michel Terestchenko "L'ére des ténèbres" publié en mai 2015
Violences en miroir
"L’avant-garde de la terreur est devenue une opposition à la modernité
– tout à la fois vicieuse, spectaculaire et efficace – qui dit aux Modernes
certaines vérités qu’aucun langage de la raison ne se permettrait".
Michael Watts, Revolutionary Islam [1]Fait-on face comme il convient au terrorisme islamiste lorsqu’on se contente de le désigner pour ce qu’il est en effet, une expression particulièrement abjecte, vicieuse et spectaculaire de la barbarie humaine, et de chercher à l’éliminer par tous les moyens, y compris au mépris de la règle de droit et de nos principes éthiques et politiques les plus élémentaires ? Ou bien saura-t-on mieux le combattre en rappelant la nécessaire distinction entre ces formes extrêmes de violence, exercées au nom de Dieu Tout-Puissant, et la foi paisible partagée par l’immense majorité des musulmans ? Il est à craindre qu’il ne suffira pas, pour s’en défaire, de prôner la tolérance, la compréhension et l’ouverture à l’autre dans un esprit angélique de dialogue des cultures et des religions. Ni l’imprécation diabolisante et l’élimination dans la violation du droit ni la bonne volonté, éprise des valeurs de la culture humaniste, ne permettent de lutter contre ce à quoi nous avons affaire et qui nous déroute. Nous le savons aujourd’hui de façon certaine.
Mais quel est donc ce phénomène qui, depuis une vingtaine d’années, divise le monde entre deux camps antagonistes et, sous des formes nouvelles, a pris le relais de l’ancienne partition entre les sociétés démocratiques libérales et les régimes totalitaires que la fin de la guerre froide avait, espérions-nous, jeté au rebut de l’histoire ?
Le traumatisme du 11 Septembre
La grande division politique et idéologique qui avait déchiré les États au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pendant un demi-siècle allait cesser pour laisser place au règne paisible des vertus démocratiques, associées aux vertus non moins pacificatrices de l’échange marchand mondialisé. Las ! l’utopie fit long feu. Un autre interlocuteur entra sur le devant de la scène, perturbant, avec quel fracas ! le cours naturel de l’histoire marchant à grands pas vers sa « fin ». Sans doute est-ce, et pour bien des raisons, une vision trop simple de diviser l’époque contemporaine entre un avant et un après 11 Septembre. Le fait est, cependant, que l’audace, la nouveauté, le capital de haine et la formidable organisation dont témoignaient ces attentats nous plongèrent dans un effroi, mêlé d’incrédulité, auquel nul n’était préparé (pas même ceux à la Maison Blanche qui, depuis des mois, s’attendaient au pire). Aucune image jusqu’alors – et aucune depuis, bien que nos écrans nous livrèrent par la suite d’innombrables scènes d’horreur – ne produisit à l’échelle mondiale une sensation comparable. Certainement est-ce la plus durable victoire d’Oussama ben Laden d’avoir à jamais marqué les esprits et laissé, à tort ou à raison, l’empreinte traumatisante d’une rupture proprement historique. Lui-même était à ce point conscient d’être entré dans l’histoire qu’il ne prit pas même la peine de se lever pour regarder, dans la pièce voisine, les images, diffusées en boucle, des avions s’encastrant dans les tours jumelles. « Je sais, je sais », se contenta-t-il de signifier d’un geste de la main à son porte-parole qui l’invitait à assister en direct à la consécration de sa minutieuse œuvre de mort [2].
Le mal – et nul doute que, pour beaucoup, c’était là le mal incarné – avait le visage troublant d’un élégant seigneur du désert, à l’élocution douce, presque féminine, réputé pour sa piété et l’austérité de sa vie, paisiblement assis près de fusils d’assaut et délivrant, à notre encontre, des menaces de destruction sans fin. Il fut clair, dès le début, qu’il n’y avait pas d’autre chose à faire que d’éliminer au plus vite celui qui venait de frapper de façon si odieuse et, à vrai dire, défiant toute intelligence, notre civilisation et ses valeurs les plus chères.
Naturellement, on ne s’attarda guère à s’expliquer les raisons pour lesquelles le choix de l’attaque s’était porté au cœur de la puissance financière américaine, touchant le symbole le plus manifeste de son empire. Ce fut aussitôt une traque sans merci lancée contre le réseau que Ben Laden avait édifié depuis une quinzaine d’années et contre les talibans qui, après bien des pérégrinations en Arabie Saoudite et au Soudan, lui avaient donné refuge. La « guerre » si mal nommée « contre la terreur » ne devait pourtant connaître ni frontières ni limites, surtout pas celle du droit. On l’apprit bientôt lorsqu’elle se dirigea tout d’abord contre l’Afghanistan, qui abritait les camps d’entraînement d’Al-Qaida et ses milliers de partisans. Puis, plus tard, contre un autre de ses prétendus soutiens, l’Irak de Saddam Hussein, quoique ce fût cette fois-ci à la faveur d’une grossière entreprise de manipulation qui, sans qu’on s’en soucie véritablement, fit des centaines de milliers de victimes civiles, plongeant le pays dans un chaos dont nous voyons aujourd’hui les conséquences épouvantables.
L’acceptation de l’inacceptable
Les images, diffusées en avril 2004 par la chaîne américaine CBS, des abus et sévices subis par les détenus de la prison d’Abou Ghraib en Irak, autant que l’établissement de la zone de non-droit de Guantánamo à Cuba, où des centaines de talibans et de supposés activistes d’Al-Qaida furent transférés et soumis à des interrogatoires coercitifs, suscitèrent de vives inquiétudes sur les méthodes autorisées par l’administration Bush, mais ces protestations restèrent limitées à la sphère de cénacles militants. La publicité faite à ces pratiques qui auraient dû rester clandestines – de mois en mois, on devait en apprendre davantage – ne suffit pas à mettre en cause la légitimité de l’entreprise, dès lors que c’était là le moyen, disait-on, de « sauver des vies ». La passivité et l’acceptation tacite l’emportèrent chez le plus grand nombre des citoyens sur toute exigence de transparence, de justification et de débat critique qui aurait interrogé la légalité et l’utilité des méthodes employées pour lutter contre le terrorisme islamiste.
Toute remise en cause ou simple discussion de nos propres pratiques – après tout, elles étaient exercées en vue de notre sécurité – relèverait d’un d’angélisme naïf ou, pire encore, de cette détestable tendance à pratiquer à l’égard de nous-mêmes une sorte de flagellation, complaisante et malsaine. Dans tous les cas, satisfaire à ces demandes n’aurait eu d’autre effet que de nous rendre encore plus vulnérable envers un adversaire qui ne reculait devant aucune atrocité, et c’était bien là ce qu’il cherchait : miner notre système de l’intérieur. Quant à penser qu’en agissant ainsi nous avions peut-être davantage alimenté une spirale sans fin de haine et de vengeance que trouvé les solutions appropriées pour tarir à terme le flot de nouvelles recrues, c’est là une hypothèse que seuls quelques-uns, parmi les mieux informés ou les plus réfléchis, osèrent formuler. Mais leurs doutes – et à vrai dire, c’était là bien plus que des doutes – ne franchirent pas le mur du silence. C’est pourtant ce mur du silence que le présent ouvrage, après d’autres, a l’ambition de briser.
Presque quinze ans après les attentats contre les tours du World Trade Center et le bâtiment du Pentagone, et devant l’échec manifeste des politiques entreprises au nom de la sécurité et de la légitime défense, généralement dans le plus grand secret et en violation du droit international public, nous avons le droit et même le devoir de demander des comptes aux dirigeants, passés et actuels, de nos États, puisque, aussi bien, de ces politiques et de leur impéritie, nous sommes également comptables. L’exigence est d’autant plus impérieuse qu’aucune de ces dérives prétendument nécessaires n’a été en mesure d’empêcher le développement, si c’était possible, de formes encore plus ostentatoires de barbarie, telles les décapitations de journalistes, de personnels humanitaires et de soldats auxquelles se livre en direct sur le Net l’État islamique en Irak et au Levant [3], sans compter les souffrances infligées aux populations sous sa coupe. Toutes abominations auxquelles s’ajoutent les tueries contre les dessinateurs de l’hebdomadaire Charlie Hebdo, le froid assassinat de trois policiers et de quatre clients d’un magasin Hyper Cacher auxquels nous avons assisté en France, début janvier 2015, suscitant une mobilisation nationale sans précédent depuis la Libération.
La traque
Ce ne sont pas simplement les centaines de milliards de dollars frénétiquement dépensés dans la lutte contre le terrorisme qui, visiblement, se sont montrés impuissants à éradiquer la propagation du mal, mais également la restriction des libertés individuelles dans nos propres pays et, plus grave, la pratique de la torture, les transferts extrajudiciaires dans des « sites noirs », disséminés dans des pays peu regardants sur les droits de l’homme, les milliers de morts civils considérés comme de simples « dommages collatéraux » durant la guerre contre l’Irak. À quoi s’ajoute, sous la présidence Obama, la centaine ou plus – les chiffres sont incertains – d’hommes, de femmes et d’enfants sans liens avec les djihadistes, qui furent victimes en Afghanistan, au Pakistan, puis en Somalie, de prétendues « exécutions ciblées ». Ici, nulle Antigone pour défier l’oppresseur et donner à leurs corps une sépulture digne des lois humaines ou divines. Pulvérisés par des missiles lancés depuis des drones, que contrôlent à des milliers de kilomètres de là des « pilotes » paisiblement assis derrière leur écran vidéo, la plupart ont été mis en lambeaux non identifiables, lorsqu’ils n’ont pas tout simplement été réduits à l’état de poussière. Oui, ce n’est pas trop demander que soit examiné ce qui a été accompli en notre nom.
Les lois restrictives de la guerre et le code de l’honneur qui animait les militaires n’ont plus à se conjuguer, difficilement, avec les subtiles manœuvres de la diplomatie, cet art obsolète de la négociation, afin d’aboutir à la paix. Ce qui l’emporte désormais, c’est une chasse à l’homme sans limites géographiques ni temporelles, confiée au soin d’agences civiles de renseignement agissant plus ou moins directement sous l’autorité de l’exécutif, au nom de la sécurité nationale, entendue au sens le plus lâche du terme. La fin justifie l’emploi de moyens, peu reluisants, certes, mais qui n’auraient rien d’illégitime selon l’opinion dominante, le consentement et la demande implicites de l’immense majorité des citoyens suppléant largement le défaut de mandats juridiquement incontestables.
Le drame est que les moyens employés – la torture, les exécutions extrajudiciaires, les frappes de drones et le développement de la surveillance technologique à la planète tout entière – eurent toute liberté pour se déployer secrètement, altérant la fin poursuivie ou lui donnant le simple statut de prétexte. Or ces moyens sont loin d’être neutres : ils portent en eux une dynamique de transformation qui bouleverse graduellement la nature de nos sociétés, à l’insu de la volonté des individus. Évoluent subrepticement les modalités de fonctionnement et de contrôle démocratique du pouvoir, la relation entre l’État et les citoyens et les limites assorties au respect de la vie privée. Plus fondamentalement, c’est la fonction et le sens même du droit qui se trouvent remis en cause. La guerre globale contre la terreur justifie l’instauration d’une situation permanente d’exception et d’impunité dont la légalité est d’autant plus douteuse qu’elle ouvre la voie au règne de l’arbitraire. Ce n’est plus la loi nationale et internationale qui fixe, en cette affaire, les cadres de l’action gouvernementale – ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas –, mais la conscience, éventuellement moralement déchirée [4], du chef. Face à la menace terroriste – et il suffit qu’elle soit latente –, se développe une zone élastique de non-droit, indéfiniment extensible, dont nul ne sait jusqu’où elle peut s’étendre. Toutes les dérives, dès lors, sont possibles. De fait, c’est bel et bien à une véritable dérégulation de l’État libéral, de ses normes et de ses procédures que nous avons assisté, au prétexte d’une nécessaire adaptation aux contraintes de la situation.
Un soudain effroi
Au moment même où, éveillé soudain par une sorte d’effroi irrépressible, je décidai d’entreprendre ce travail, le président Obama autorisa la publication du rapport que le Sénat américain lui avait rendu en janvier 2013, après trois années d’enquête et la consultation de millions de documents, sur les actes de torture auxquels s’était livrée la CIA dès le lendemain du 11 Septembre. Quoique le rapport soit réduit à dix pour cent à peine des six milles pages qui composent le texte total, les conclusions de l’Executive Summary sont accablantes. Plus que le détail des sévices auxquels ont été soumis ces détenus en raison de leur appartenance, parfois purement imaginaire, au réseau Al-Qaida – sur ce point, le rapport est d’une précision glaçante –, c’est leur inutilité totale, tout autant que leur légalité douteuse qui, renversant le cliché dominant, sont clairement mises en évidence.
Aucun attentat – pas même l’incertaine localisation de Ben Laden [5] – ne fut découvert par ces méthodes auxquelles se livrèrent en toute impunité les agents de renseignement américains, souvent avec l’aide d’entrepreneurs privés, dans des donjons clandestins dont la localisation a été rendue illisible par la censure. Et c’est bien là le plus inquiétant : la situation de complète licence dans laquelle a opéré l’agence américaine de renseignement, tout en ne cessant de livrer aux plus hauts membres de l’exécutif, jusqu’au président lui-même, des informations incomplètes, fausses, c’est-à-dire tout simplement mensongères. Il est vrai que l’agence agissait sur la base du programme présidentiel [6], signé le 17 septembre 2001, l’autorisant à établir et à diriger des prisons secrètes en dehors des États-Unis.
Si on ne peut passer outre le constat qui s’en déduit d’une terrible faillite de nos institutions et qui doit nous interroger, ce n’est pas – entendons-le bien – afin de relativiser, moins encore d’excuser, les actes ignominieux commis par les terroristes au nom de l’Islam, de l’instauration de la pureté de la loi coranique et de la souveraineté unique de Dieu, contre les « Croisés » (les Occidentaux pris dans leur ensemble), les Juifs, mais également contre les États musulmans et leurs populations jugés traîtres à la foi. Le fait est, cependant, que nous sommes dans une impasse.
Nul, je crois, dans la communauté savante, élargie à nombre de diplomates et de citoyens dont l’inquiétude se fait croissante, ne conteste aujourd’hui cette conclusion qu’en l’absence d’une véritable stratégie politique, davantage respectueuse de nos principes juridiques et moraux, ces « états de violence » pour reprendre la formule de Frédéric Gros [7], et qui ne relèvent pas de la guerre, risquent de perdurer pendant des années, voire des générations entières. De toute évidence, nous n’en voyons pas la fin. Tout se passe, au contraire – et là, nous touchons à l’essentiel –, comme si, en cette affaire, actions et réactions s’auto-entretenaient et s’engendraient l’une l’autre dans une logique quasi manichéenne de violences en miroir qui nous interdit de raisonner en termes de responsabilité unilatérale.
Le fait est que cette dynamique n’est pas nouvelle, du moins n’est-elle pas aussi récente qu’on le pense [8]. Elle s’inscrit dans une histoire longue et complexe, aux acteurs multiples, qui met aux prises deux régimes d’universalité se déployant dans des espaces déterritorialisés et qui, abolissant les frontières, abolit les limitations du droit. Telle est l’une des conclusions principales auxquelles aboutit, on le verra, cet ouvrage. Mais elle n’a pu être dégagée qu’en suivant une méthode de travail que je dois, tout d’abord, préciser.
Regards croisés
La plupart des nombreux travaux sur lesquels je me suis appuyé envisagent les états de violence liés au terrorisme islamiste à partir de deux points de vue séparés.
Le premier prend pour point de départ la subversion de l’islam traditionnel, de son enseignement, de ses institutions, qui est à l’origine de ces mouvements de violences extrêmes. Pour les sociologues et politologues spécialistes de l’islam, il est impossible de comprendre l’origine de ces mouvements à moins d’en revenir à la doctrine des penseurs qui ont théorisé le recours à une interprétation révolutionnaire et, de ce fait, moderne, de la « guerre sainte ». Mais il s’agit, inséparablement, de considérer les raisons sociales et politiques qui expliquent en partie l’apparition de ces courants, le succès grandissant qu’ils ont rencontré auprès de populations humiliées et miséreuses dans le monde arabe et les divisions qui les ont déchirés pour, en dernier lieu, donner naissance à l’idéologie universaliste et mortifère d’Al-Qaida et de l’État islamique. Idéologie qui se répand aujourd’hui en Europe, en particulier en France, entraînant la radicalisation aveugle d’un nombre croissant de jeunes gens en rupture de liens.
Le second s’attache à dévoiler, de façon critique, les politiques qui ont été mises en œuvre dans les États démocratiques, aux États-Unis plus particulièrement, au nom de la « guerre contre la terreur ». Et là, ce qui apparaît, de façon saisissante et particulièrement problématique, c’est tout un système de pratiques spécifiques, de dispositifs institutionnels mais également de construction idéologique et de casuistique juridique qui violent nos normes fondamentales.
Ce qui manquait, pourtant, c’est la mise en relation de ces deux approches. Si j’ai jugé nécessaire de les mettre en perspective, c’est que j’avais le sentiment – un sentiment aujourd’hui amplement confirmé – que le conflit entre l’Occident et l’extrémisme islamiste, loin d’être le résultat inévitable d’un « choc des civilisations » où se heurteraient deux blocs homogènes culturellement incompatibles, comme le pense Samuel Huntington [9], est bien plutôt la conséquence de logiques de violences, idéologiquement justifiées, qui s’alimentent l’une l’autre dans l’espace franchisé de la mondialisation.
Il est, par conséquent, inexact – et certainement est-ce vision simpliste et dangereuse des choses – de penser que nous avons affaire à une guerre frontale entre deux univers clos : d’une part, la modernité démocratique, libérale, pluraliste et universaliste et, d’autre part, la réaction archaïque d’une religion, prise comme un tout, braquée sur la pureté de sa tradition et incapable, par nature, de s’adapter. C’est pourtant ainsi que les choses ont trop souvent été présentées de notre côté, alors que, de l’autre, on procède à une identique simplification.
L’Occident, si tant est que cette notion ait un sens, n’est nullement réductible à l’arrogance d’un projet politique et moral d’universalisation de sa « culture » athée, rationnelle et laïque, pas plus que l’islam ne saurait être réduit à une propension à la violence qui le rendrait peu capable de vivre en paix avec ses voisins et d’intégrer en son sein les principes démocratiques. Bien que de telles représentations extraordinairement réductrices existent – elles sont même dominantes –, elles sont le résultat de la manière dont chacun construit et, ce faisant, voit l’autre, non de la manière dont chacun se verrait s’il s’efforçait de comprendre d’où vient l’image négative qui lui est renvoyée de lui-même et qui conduirait les acteurs du drame à exercer un retour critique sur soi. Il en résulte une totale incapacité à envisager ce qui a pu engendrer un tel conflit, dès lors que celui-ci est considéré comme inévitable. Mais, pour le dire sans détours ni crainte des cris d’orfraie que j’entends déjà : il est tout simplement impossible de comprendre les raisons de la « guerre » à laquelle se livrent l’extrémisme islamiste et les puissances occidentales à moins d’admettre qu’elle résulte, en partie, de responsabilités partagées.
Le fait est que, de part et d’autre d’une ligne sans frontières, se pratique une sorte d’essentialisation où chaque camp prétend incarner le Bien et lutter contre le Mal, dans un mouvement réciproque de diabolisation qui construit le conflit – pour les uns, entre la civilisation et la barbarie, pour les autres, entre l’Islam et les Infidèles – selon une fracture manichéenne, quasi apocalyptique, où s’opposent, à front renversé, deux expressions de la « guerre sainte ». De là vient cette dynamique de violences en miroir à laquelle nous assistons impuissants et dont nul n’espère plus aujourd’hui voir le terme, du moins à échéance prévisible. À quoi, il faut ajouter que cette dynamique s’accompagne, dans le même temps, d’un processus sécuritaire qui transforme graduellement nos propres sociétés, menaçant les principes sur lesquelles elles se sont édifiées, en particulier la protection de nos libertés fondamentales et de nos droits individuels.
Pris comme un fait en soi, le projet de (ré) islamisation des sociétés contemporaines [10] et d’instauration de la charia par la violence ne nous dit rien de ses raisons. Ce sont pourtant ces raisons, multiples, complexes, qu’il nous faut connaître. Celles-ci ne mettent pas tant en cause la modernité elle-même que la forme impérialiste que celle-ci a trop souvent prise, engendrant chez certains un rejet, brutal, hélas parfois meurtrier, de l’Occident et, avec l’Occident, des régimes arbitraires d’occidentalisation [11] qui lui sont liés.
Pour le dire en bref, sans que cela, répétons-le, constitue le moins du monde une justification : le terrorisme islamiste est très largement l’expression radicale et limitée, tout à la fois pathologique et authentique, d’un désir bafoué de dignité au sein de sociétés et de peuples qui n’ont retenu de leur histoire que l’humiliation, la misère et la domination qu’ils ont, en effet, trop longtemps subies.
Prendre sérieusement en compte ce désir profondément humain de justice et de dignité, y répondre, au niveau global, dans tous ses aspects politiques, économiques et sociaux, désamorcer les raisons de la haine plutôt que l’alimenter, combattre les violences terroristes dans le respect du droit et non en le violant conduiraient à mettre en œuvre des stratégies patientes et de longue haleine, à l’opposé des politiques à courte vue qui ont été suivies. Puisque celles-ci ont contribué à aggraver les états de violence plutôt qu’à les pacifier, il est grand temps d’envisager des solutions alternatives, non seulement plus justes mais plus efficaces. D’autres voies doivent être explorées pour sortir de l’ère des ténèbres qui, de jour en jour, nous ensevelit davantage.
Avant d’espérer sortir de la nuit, il nous faut, cependant, composer le récit du naufrage qui nous a menés là où nous en sommes. C’est une bien sombre aventure qui nous attend.
Notes:
[1] « Revolutionary Islam », in Derek et Pred [2007, p. 198].
[2] Voir Jonathan Randal, Oussama. La fabrication d’un terroriste [Randal, 2004, p. 17]. Bien que Ben Laden, ingénieur de formation, ait calculé le nombre de morts que ferait l’explosion des avions bourrés de kérosène, il ne s’attendait pas à ce que les tours s’effondrent. Il espérait seulement que soient détruits trois ou quatre étages.
[3] L’État islamique en Irak et au Levant, également désigné par l’acronyme arabe « Daech », est une organisation armée djihadiste qui s’est libérée en 2013 de ses liens avec Al-Quaida et a annoncé le rétablissement du califat, le 29 juin 2014, dans les territoires sous son contrôle en Irak et en Syrie.
[4] Du moins était-ce le cas d’Obama au début de son premier mandat. On le verra plus loin.
[5] Voir plus loin, note 57. à corriger sur les épreuves
[6] The CIA Rendition, Detention and Interrogation Program. Voir Larry Seims, The Torture Report [Seims, 2011].
[7] États de violence. Essai sur la fin de la guerre [Gros, 2006].
[8] Benjamin R. Barber avait montré, dès 1995, dans un ouvrage qui, à l’époque, avait fait sensation, Jihad vs McWorld, Terrorism’s Challenge to Democracy, combien, d’une part, le tribalisme anachronique et violent du fondamentalisme islamiste (i.e. Jihad), et, d’autre part, la mondialisation économique « néolibérale », fondée sur la recherche du profit, la poursuite des seuls intérêts égoïstes et l’hégémonie de la loi du marché (qu’il nomme McWorld), constituent deux modalités, tout à la fois communes dans leurs effets et opposées dans leur idéologie, de mise en pièce systématique de la souveraineté des nations et des principes de la démocratie, témoignant d’un égal mépris pour les hautes valeurs de la responsabilité civique. À quoi s’ajoute le constat que le terrorisme est, en grande partie, la conséquence pathologique – sorte de « maladie contagieuse » – de la mondialisation et des désordres anarchiques qu’elle a engendrés au sein de populations laissées à l’écart du développement économique et de ses bénéfices. Il en résulte que le conflit entre le fondamentalisme islamiste et tout ce que représente l’Occident matérialiste est un conflit interne à la civilisation moderne. Ce conflit ne pourra être surmonté et vaincu, selon Barber, que par l’instauration au niveau mondial de politiques de justice sociale qui sont inséparables de l’idéal démocratique, que Jihad autant que McWorld travaillent à détruire. Une conclusion que nous ferons également nôtres.
[9] « Le problème central pour l’Occident, écrit Huntington, n’est pas le fondamentalisme islamique. C’est l’islam, civilisation différente dont les représentants sont convaincus de la supériorité de leur culture et obsédés par l’infériorité de leur puissance. Le problème pour l’islam n’est pas la CIA ou le ministère américain de la Défense. C’est l’Occident, civilisation différente dont les représentants sont convaincus de l’universalité de leur culture et croient que leur puissance supérieure, bien que déclinante, leur confère le devoir d’étendre cette culture à travers le monde. Tels sont les ingrédients qui alimentent le conflit entre l’islam et l’Occident », Le Choc des civilisations [Huntington, 2000, p. 320].
[10] Pour les djihadistes, le califat n’est nullement destiné à être limité aux sociétés musulmanes traditionnelles : il a une vocation mondiale, Dieu étant le seul et unique souverain des hommes.
[11] Les premiers adversaires des penseurs de l’islamisme radical ont, historiquement, été des régimes politiques construits sur le modèle étatique et nationaliste occidental, en particulier l’Égypte de Nasser – berceau du mouvement des Frères Musulmans et des courants dissidents radicaux qui donneront naissance plus tard à Al-Qaida.
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