Youphil.com: Jean-Marc Borello, merci d’avoir accepté cette interview. Ce n’est pas forcément évident pour vous, car vous n’aimez pas communiquer...
Jean-Marc Borello: Au début, la ligne de la maison SOS était "pour vivre heureux, vivons cachés". Mais la maison grandissait, le conseil d’administration et les jeunes du groupe m’ont convaincu, en me disant: "si tu ne communiques pas, on communiquera pour toi. Il faut que tu ailles expliquer le modèle."
L’idée de l’entrepreneuriat social commençait à prendre son envol auprès du grand public, et nous étions un exemple déjà abouti de ce que le social business pouvait donner.
La maison SOS compte aujourd’hui 11.000 salariés: on a démontré par l’exemple que l’on est capable de créer de grandes entreprises sociales capables d’être mises en concurrence avec de grands groupes du privé lucratif et sur des secteurs extrêmement différents (santé, dépendance, emploi, jeunesse, solidarité, restauration, etc.)
A un moment donné, c’est devenu indispensable de communiquer pour faire évoluer l’ensemble du secteur.
Pourtant le secteur souffre toujours d’un déficit d’image. C’est ce que vous avez dit lorsque vous avez perdu l’appel d’offres pour gérer le Palais Brongniart...
La seule raison pour laquelle nous n’avons pas eu le Palais Brongniart, c’était que nous étions face à un leader européen de l’événementiel, et cela rassurait nos interlocuteurs, alors que techniquement nous avons les capacités pour gérer des lieux comme Brongniart sans aucune difficulté.
N’aurait-il pas mieux valu être représenté par le ministère du Redressement productif d’Arnaud Montebourg, plutôt que par celui de Benoît Hamon?
On n’est rattaché à aucun ministère, nos statuts font que nous sommes une entreprise de l'économie sociale et solidaire, et que c’est le ministère de référence pour cela.
La réalité, c’est que nous travaillons beaucoup avec le cabinet santé, finance, avec la secrétaire d’Etat déléguée aux Personnes âgées, etc.
C’est déjà bien que Benoît Hamon soit rattaché au ministère de l’Economie, parce qu’historiquement l’économie sociale et solidaire était plutôt au ministère des Affaires sociales, ce qui objectivement n’avait aucun sens. Cet ancrage définitif prouve que nous appartenons aujourd’hui de plain-pied au dispositif économique.
J’imagine que vous avez participé à son projet de loi sur l’économie sociale et solidaire...
Nous avons participé à toutes les discussions, je suis allé défendre notre point de vue à l’Assemblée, au Sénat, au Conseil supérieur de l’économie sociale, j’ai vu le ministère et ses équipes un certain nombre de fois...
L’idée de cette loi-cadre est de l’étendre à d’autres entreprises qui ont une utilité sociale, même si elles n’ont pas le statut de coopérative, ou de mutuelle. Est-ce une vision que vous partagez?
Nous sommes à l’origine de cette vision. Les statuts seuls ne font pas la vertu... Spanghero était bien une coopérative! Il faut mesurer quel est l’impact social de l’entreprise. Et quand on le saura, on pourra se prononcer sur le fait qu’elle est utile, néfaste, ou pas. Quels sont les produits proposés? Les salariés sont-ils bien traités? Quel est l’impact environnemental de l’entreprise? C’est un sujet majeur pour l’avenir. Pas l’avenir de l’entrepreneuriat social, mais des entreprises tout court.
Le vrai enjeu, c’est de ne pas exclure un certain nombre d’entrepreneurs qui, pour des raisons techniques dans un certain nombre de cas, ont choisi le statut commercial. [NDLR: l’entretien a été réalisé avant la présentation fin juillet de la loi, qui fait effectivement entrer dans la définition d'entreprise de l'économie sociale et solidaire les entreprises n'ayant pas seulement le statut "classique" de l'ESS (coopératives, fondations, associations, mutuelles)]
Au groupe SOS par exemple, les entreprises commerciales sont détenues à 100% par les associations. On utilise donc le statut juridique pour une entreprise d’insertion, mais il y a un seul actionnaire et c’est l’association.
Un autre sujet indiqué dans le cadre de la loi: celui de la gouvernance collégiale. Si notre secteur a été contracyclique en période de crise, c’est grâce à cette collégialité: in fine, c’est le conseil d’administration qui décide. A 100, on est plus intelligents que lorsqu'il y a un dirigeant de droit divin.
Notre vraie fonction, c’est d’être un laboratoire. Un laboratoire pour les politiques publiques, et sans doute aussi pour les entreprises privées lucratives qui s’intéressent de plus en plus à nos modes de gestion de l’innovation, notre approche du bas de la pyramide. Nous sommes à un moment ou on apprend à co-construire entre partenaires publics, partenaires privés lucratifs, et nous qui apportons des solutions nouvelles.
Quand la loi sera passée, le combat sur l’image et le cadre juridique sera gagné. Le prochain objectif sera de mettre en place les outils afin que la création de grands groupes de l’entrepreneuriat social soit facilité.
En voulant étendre la définition de l’ESS, ne prend-on pas le risque de perdre les marqueurs identitaires, comme la limitation des salaires? Il y a encore des débats pour savoir s’il faut limiter l'écart de 1 à 10 ou de 1 à 20. Qu’en pensez-vous?
Nous tenons à ce que cet écart soit indiqué comme nous tenons à ce que pour les entreprises de statut non ESS, un certain nombre de règles soit respectées: la collégialité, la distribution limitée de dividendes, la transmission en cas de cession à une autre structure de l’ESS des actifs, etc.
Paradoxalement, si on applique aujourd’hui les principes du Mouves, cela exclut du dispositif un certain nombre d’organismes statutaires. On sait tous que certaines banques coopératives ont des écarts de salaires de 1 à 200. Et cela ne nous paraît pas correspondre aux principes de l’entrepreneuriat social.
Comment recruter et retenir des diplômés de grandes écoles si on limite les salaires?
Ce que j’anticipe dans quelques années, c’est que le 1 à 10 sera un peu juste. Aujourd’hui les diplômés de grandes écoles dans le groupe SOS ont entre 25 et 30 ans. Si ces jeunes gens veulent faire leur carrière au groupe SOS, on va à un moment donné se heurter à un plafond. Est-ce qu'on devra, à ce moment-là, passer de 1 à 15? Pour le moment, le 1 à 10 convient tout à fait.
On a parlé de Benoît Hamon, mais François Hollande a-t-il apporté le changement que vous souhaitiez?
La création d’un ministère, le fait qu’il soit basé à Bercy, le fait qu’une loi encadre juridiquement nos secteurs, et un certain nombre d’outils -le fonds pour l’innovation sociale qui sera géré par la Banque publique d'investissement mais aussi un guichet à la BPI pour les entreprises du secteur- sont à la fois une réponse politique et technique au dossier. Il y a encore des sujets qui sont en cours.
Je pense à l’application du crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE) à l’économie sociale. Nous estimons qu’il y a une distortion de la concurrence entre des entreprises de l’économie lucrative qui ont vu leurs charges baisser, ce qui n’est pas notre cas, alors que nous sommes en concurrence frontale sur certains secteurs (crêches, gestion des hôpitaux, des maisons de retraite). Nous répondons aux mêmes appels d’offres!
On pourrait vous rétorquer que vos entreprises d’insertion bénéficient d’aides...
Oui mais là, ce ne sont pas des entreprises d’insertion. Il s’agit d’entreprises qui ont le même niveau de charges. Une commission parlementaire vient d’être nommée pour étudier les conditions de la compétitivité sur ces sujets-là.
Encore une fois, je ne rêve pas au grand soir où le privé lucratif serait interdit de secteur. Je dis simplement qu’il y a deux modèles de gestion et ils doivent être à parité l’un et l’autre, et que le meilleur gagne avec des projets qui soient un peu différents.
Que manque-t-il au secteur pour changer d’échelle?
Ce qui manquait fondamentalement, c’était la volonté. S’est développée l’idée - fausse selon moi - que small is beautiful.
Aujourd’hui, toutes les grandes structures associatives sont en train de se regrouper. Le changement de paysage est lancé. SOS le fait depuis 20 ans, d’où notre reconnaissance dans le secteur. Cette année encore, nous avons réalisé 25% de croissance. Création d’innovations et intégration, "reprise" de structures qui décident elles-mêmes de nous rejoindre: il n’y a pas d’OPA hostile.
Votre discours ne doit pas plaire aux petites associations!
Et bien, celles qui ne se regroupent pas vont disparaître. Je parle d’associations gestionnaires. S’il s’agit d’associations locales (club de foot, association de quartier, etc.), je considère que ça participe au lien social. Mais même parmi les associations de bénévoles -ce qui n’est pas notre cas- quelles sont celles qui fonctionnent bien?
Regardez les Restos du coeur. Il s’agit d’une grande association nationale avec une organisation rigoureuse qui réunit des dizaines de milliers de bénévoles. Voilà pourquoi ils peuvent passer des accords avec l’Union européenne et des grands distributeurs.
Qu’on le regrette ou pas, dans 10 ou 15 ans, il y a aura 10 fois moins d’associations, mais des associations 10 fois plus importantes!
Pensez-vous que c’est à cette condition-là que le secteur sera capable d’absorber des fonds plus importants?
C’est cette condition qui permettra au secteur d’être considéré comme une alternative crédible au privé lucratif! Mes concurrents sont de grandes entreprises avec des capitalisations boursières. Si on veut être crédible, on doit nous-mêmes offrir une solution alternative sérieuse, y compris au plan international.
Etes-vous satisfait des 500 millions d'euros qui devraient être alloués au secteur par la Banque publique d'investissement?
Je serai satisfait quand je les verrai, et quand je verrai les critères d’attribution. Objectivement, il s’agit de prêts. Il y a des secteurs qui seront insuffisamment rentables pour le privé lucratif. Certains des hôpitaux que nous gérons ne dégageront jamais plus que 0,5% de rentabilité. Le privé lucratif n’ira jamais. Même si ce n’est pas très rentable, on gérera ces hôpitaux, on les mettra en état et on permettra l’accès aux soins à la population qui est autour.
Ca veut dire qu’on n’a pas besoin de subventions mais qu’on a besoin d’avoir accès à des prêts. SOS est en train de construire quatre maisons de retraites pour personnes âgées dépendantes. On va investir 45 millions d’euros dans l’immobilier, il va bien falloir qu’on nous les prête!
Quelles sont pour vous les autres pistes de financement pour favoriser la montée en puissance du secteur? L’épargne solidaire vous paraît-elle crédible?
La recherche de sens gagne les épargnants. On a pris conscience de certaines pratiques, à savoir que le bénéficice maximum pendant un court laps de temps conduisait les entreprises à leur perte. Il y a eu cette épargne salariale solidaire et donc l’obligation d’investir cette épargne dans des projets qui à la fois sont porteurs d’une logique d’intérêt général et à la fois sont moins risqués.
Il y a aussi le Comptoir de l’innovation...
Le Comptoir de l’innovation résulte très exactement de cette idée-là. C’est une société de capital-risque qui va disposer de 20 millions d’euros (on est à 10 pour le moment). Nos investisseurs ne sont pas des investisseurs sociaux, mais des entreprises comme Axa par exemple, qui nous disent: 3% de rentabilité c’est bien, mais avec un impact social et une certaine sécurité dans les placements.
Nous finançons le développement des entreprises sociales à hauteur de 500.000 euros à 2 millions d’euros. Nous évaluons l’impact social (à quoi ça sert, comment ça marche, à qui ça rend service, à combien de personnes ça rend service), les équipes financières évaluent les points économiques. Et avec ces deux évaluations, le comité d’investissement décide d’allouer ou non les prêts.
On a bien compris que la puissance publique ne pouvait pas distribuer ad vitam æternam des subventions. On a simplement besoin d’outils financiers spécifiques.
> Dans la seconde partie de cet entretien, Jean-Marc Borello évoquera notamment la question de la gestion des ressources humaines dans l’économie sociale et solidaire.