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Julia Cagé : « la démocratie ne doit plus être à vendre »
Julia Cagé Professeure d’économie à Sciences Po Paris
https://www.alternatives-economiques.fr//julia-cage
Economiste, spécialiste des médias, Julia Cagé vient de publier Le prix de la démocratie aux éditions Fayard. L’auteure y pointe le désengagement de l’Etat qui finance de moins en moins la vie politique et la place croissante des dons privés aux partis. Une manne versée par les plus riches qui détermine ensuite les politiques fiscales menées par la majorité au pouvoir. Un véritable danger pour la démocratie.
Abstention, « dégagisme », populisme : on assiste un peu partout à un épuisement de la démocratie. Vous insistez sur le rôle du financement de la vie politique dans ce désamour
Oui, celui-ci est lié en bonne partie au fait que le financement de la vie politique est monopolisé par les plus riches.Très peu de gens participent en réalité à ce financement : en France, 290 000 personnes seulement déclarent donner de l’argent aux partis politiques, 0,79 % des Français adultes. Mais parmi le 0,01 % des Français aux revenus les plus élevés, cette proportion atteint 10 %. Et ces Français parmi le 0,01 % des plus riches donnent en moyenne 5 200 euros par an aux partis, c’est-à-dire quasiment le plafond légal de 7 500 euros. Sans plafond, ils donneraient sans doute beaucoup plus encore, comme on le constate aux Etats-Unis.
Les dossiers n°15 - 09/2018
De plus, ces dons des citoyens riches vont sans surprise très majoritairement aux partis les plus conservateurs, notamment sur le plan économique. Dans le cas de la France, ce phénomène est particulièrement frappant : en 2016, le parti socialiste avait touché 676 000 euros de dons, la République en marche, qui venait tout juste d’être créée, en a reçu 4,9 millions, et les Républicains 7,45 millions. Ce déséquilibre joue évidemment un rôle important puisqu’une campagne électorale coûte cher… Ce qui pousse les hommes et les femmes politiques à abandonner la course aux voix citoyennes pour privilégier plutôt celle aux donateurs privés.
La régulation du financement politique ne change-t-elle pas la donne ?
Il vaut évidemment mieux réguler que de ne pas réguler. Aux Etats-Unis, l’argent privé joue un rôle encore plus important qu’en France et les élections y coûtent aussi beaucoup plus cher. En 2016, l’élection présidentielle américaine a mobilisé 1,5 milliard de dollars de la part des candidats et de leurs comités de soutien, plus 3 milliards pour les super political action committees (PAC)1, soit 4,5 milliards de dollars au total. Dans les démocraties régulées, on n’atteint pas de tels montants.
Nous croyons cependant souvent avoir un encadrement strict sur ce plan, mais en pratique notre régulation permet des inégalités très importantes en matière de financement politique. En France, on ne peut pas donner plus de 7 500 euros par an à un parti. Mais 7 500 euros, c’est la moitié du salaire annuel d’un smicard et le revenu médian des Français tourne autour de 2 000 euros par mois. Ces 7 500 euros sont donc inatteignables pour la plupart de nos concitoyens.
De plus, les déductions fiscales pour les dons aux partis introduisent une forte régressivité : si vous faites partie du 0,1 % les plus riches et que vous donnez effectivement 7 500 euros à un parti, il ne vous en coûte au final que 2 500 euros, les 5 000 euros restants étant pris en charge par la collectivité via la déduction fiscale. Tandis que si vous êtes un travailleur précaire non imposable et que vous donnez 300 euros à un parti, ces 300 euros seront entièrement à votre charge. Quand on est riche, les préférences politiques sont subventionnées, mais pas quand on est pauvre…
Mais en France existent aussi des versements directs aux partis par la puissance publique qui relativisent ce problème
Dans une certaine mesure seulement : le financement public des partis pèse 63 millions d’euros par an, les dons privés représentent 101 millions d’euros. De plus, ce système de financement public des partis est problématique : il est figé par période de cinq ans. On se trouve donc dans cette situation paradoxale où, pour pouvoir se présenter à une élection, il faudrait presque avoir gagné la précédente. Le financement public dépend en effet du nombre de voix rassemblées aux dernières élections législatives et du nombre de parlementaires rattachés à votre parti.
Il est très difficile pour un nouveau mouvement politique d’émerger, sauf s’il est capable de lever beaucoup d’argent privé, ce qui permet seulement la création de nouveaux partis conservateurs économiquement comme En marche !
Du coup, il est très difficile pour un nouveau mouvement politique d’émerger, sauf s’il est capable de lever beaucoup d’argent privé, ce qui permet seulement la création de nouveaux partis conservateurs économiquement comme En marche !. Avec des conséquences importantes sur les politiques menées ensuite, comme on l’a constaté avec la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune. En revanche, si vous êtes un nouveau mouvement orienté à gauche, comme aujourd’hui par exemple Génération.s, vous aurez beaucoup de mal à exister faute d’être capable d’attirer suffisamment de riches donateurs privés.
C’est la raison pour laquelle je propose de dynamiser ce système en créant des « bons pour l’égalité démocratique » : la puissance publique alloue à chaque citoyen français 7 euros par an qu’il peut attribuer au parti de son choix. Un système complètement égalitaire et dynamique qui permettrait l’émergence de nouvelles forces politiques. Cela obligerait aussi sans doute les partis d’opposition à affiner davantage leurs propositions entre deux élections pour s’attirer les faveurs des citoyens. Et peut-être seraient-ils ainsi mieux préparés quand ils reprendront le pouvoir… C’est en quelque sorte une forme d’établissement de la démocratie en continu.
Le financement public de la vie politique est plutôt en régression à l’échelle mondiale
On observe en effet une véritable crise du financement public de la démocratie un peu partout dans le monde. Historiquement, les Etats-Unis avaient été l’un des premiers pays à mettre en œuvre un tel système en 1974. En 2016, ils ont connu la première élection présidentielle qui s’est déroulée sans aucun recours au financement public depuis lors. Il est important de tirer les leçons de cet échec : aux Etats-Unis, on a laissé aux candidats le choix entre recevoir de l’argent public et voir ses dépenses plafonnées, ou ne pas en recevoir et, dans ce cas, ne pas avoir de limite. Assez tristement, c’est Barack Obama qui, en 2008, avait refusé le premier l’argent public pour pouvoir dépenser davantage, ensuite l’ensemble des candidats l’ont fait en 2012 pour l’élection elle-même, puis en 2016, y compris pour les primaires.
Face à des problèmes de corruption par de l’argent privé, la réponse logique consisterait à renforcer sanctions, contrôles et interdictions, tout en augmentant plutôt le financement public
Le second cas de disparition d’un système de financement public relativement ancien concerne l’Italie. En 1974, l’Italie avait mis en place un système de financement direct des partis et de remboursement des dépenses de campagne. En 1992-1993, à la fin de la « première république », à la suite de l’opération « Mani pulite » (mains propres) contre la corruption, un référendum d’initiative populaire avait mis fin au financement direct des partis. C’est exactement la mauvaise réponse : face à des problèmes de corruption par de l’argent privé, la réponse logique consisterait à renforcer sanctions, contrôles et interdictions, tout en augmentant plutôt le financement public pour mieux couvrir ainsi les coûts inhérents au fonctionnement démocratique.
Suite à la publication en 2007 du livre La casta (La caste), qui a contribué à l’émergence du Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo, celui-ci a pris comme cheval de bataille la suppression de tous les financements publics de la démocratie en Italie. Et, en 2014, a été votée la fin du remboursement des campagnes électorales. Les élections de 2018, qui ont vu la victoire du Mouvement 5 étoiles et de La Ligue, ont été les premières sans aucun financement public du jeu électoral.
Dans les deux cas, le parallèle est frappant entre explosion des populismes et effondrement des systèmes de financement public de la vie politique. On constate ces attaques contre le financement public dans d’autres endroits dans le monde, par exemple au Canada, où les conservateurs ont récemment mis fin au financement public des partis. C’est le chemin à ne pas suivre : la démocratie a un coût et si on arrête de couvrir ce coût avec de l’argent public selon des règles égalitaires et transparentes, alors on laisse la voie aux intérêts privés. Ce qu’il faut, c’est limiter les intérêts privés pour retrouver ce que la démocratie n’aurait jamais dû cesser d’être : une personne, une voix.
Julia Cagé présentera son ouvrage dans le cadre des Rendez-vous de l’histoire de Blois, dont Alternatives Economiques est partenaire, le samedi 13 octobre à 11 h 30. Le débat sera animé par Guillaume Duval.
Tags : financement, public, partis, politique, prive
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