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L'ère des ténèbres (Michel TERESTCHENKO )
mai 2015 202 p. 17 €
La «guerre sainte» et sans frontières que mènent les djihadistes contre «le monde des ténèbres» se déploie selon la logique manichéenne d'une lutte à mort où chaque camp prétend incarner le Bien et voit dans l'autre la figure du Mal. Comment en sortir ?
Du premier côté, on ne saurait comprendre l'extrême violence dont les mouvances de l'islamisme radical font preuve sans la rapporter aux doctrines dont elles s'inspirent et aux multiples causes sociales, politiques et économiques qui expliquent leur émergence dans le monde arabo-musulman contemporain.
Mais, symétriquement, tout se passe comme si les démocraties avaient été prises au piège d'idéologies meurtrières quelles ont davantage contribué à nourrir qu'à combattre efficacement dans le respect de leurs propres principes. De l'usage de la torture à l'utilisation croissante de drones armés, la «guerre contre la terreur» a trop souvent été menée dans le mépris du droit, alimentant ainsi une spirale sans fin de haine et de ressentiment, tout en servant de prétexte à une remise en cause de nos libertés fondamentales.
Dans cet essai, incisif et très documenté, Michel Terestchenko nous introduit au coeur de ces dynamiques de violence exponentielle, qui se développent jusque dans notre pays, et nous donne les moyens d'exercer notre responsabilité de citoyen afin quelles fassent enfin l'objet d'un débat public.
Sommaire
Introduction : Violences en miroir
1. Un rapport accablant
2. L’odyssée de Slahi
3. Obama ou les deux visions de Dieu
4. Sayyid Qutb, doctrinaire de l’islamisme radical
5. Les signes de l’Heure
6. La traque à l’ère des drones
7. L’identité réinventée ou la valse des paradoxes
8. Radicalisation, les leçons d’un regard
9. Le piège
10. Une vie étouffante, la surveillance planétaire
Conclusion : Le pari convivialiste
Michel Terestchenko est universitaire et philosophe. Ses derniers ouvrages,-Un si fragile vernis d'humanité. Banalité du mal, banalité du bien (La Découverte/poche, Paris, 2007) et-Du bon usage de la torture ou comment les démocraties justifient l'injustifiable (La Découverte, Paris, 2008), ont été traduits en plusieurs langues."Au lendemain du 11 Septembre 2001, le monde est entré dans une nouvelle ère, dans une opposition grossière et meurtrière entre, d’une part, les sociétés démocratiques et libérales de l’Occident, et d’autre part, le fondamentalisme islamiste. C’est « une guerre contre le terrorisme » qui a été lancée par le président américain Bush, et qui est poursuivie par Obama, d’une manière différente, alors même que son élection avait suscité l’espoir d’une autre politique (on se souvient qu’il a reçu un prix Nobel de la paix contesté, en 2008). Dans cet essai bien documenté, écrit dans un style clair et précis, Michel Terestchenko nous invite à faire le bilan de cette période ; un bilan dont le titre de l’ouvrage résume la teneur.
L’auteur interroge les politiques étatiques et les justifications inhérentes à la logique engagée dans la guerre contre le terrorisme. Celles-ci provoquent, selon lui, le renoncement aux fondements de nos sociétés démocratiques. En outre, il expose ce qui fait l’histoire doctrinale et politique récente de l’islamisme radical (chapitres 2, 4 et 5 en particulier) afin d’élucider ce qui alimente le combat opposé du jihad islamique. Car, selon le philosophe, le problème n’est pas tant politique que proprement « métaphysique » (p. 102), comme en témoigne la caricaturale « guerre du Bien et du Mal » lancée et instrumentalisée par l’administration Bush.
Ce sont ainsi les principes, les normes et les valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui sont alors balayés, estime Terestchenko, dans la pratique des exécutions ciblées, l’usage de la torture et des drones et les détentions secrètes qui sont devenues monnaie courante sous Obama. Or si le droit est, selon l’expression de Mauss, la colonne vertébrale de la société, et qu’il se voit réfuté par ces pratiques, par les faits, on entre alors dans une toute autre logique qui n’est plus celle de la justice mais de la vengeance. S’ouvre alors une spirale de violence incontrôlée, que rien ne semble pouvoir arrêter. Le propos de cet essai peut ainsi se résumer à la question posée par Mohamedou Slahi dans ses carnets depuis la prison de Guantánamo : « la démocratie a-t-elle passé avec succès le test auquel elle a été soumise après les attentats de 2001 ? » (p. 52 et p. 189).
Dans cette logique de « la violence en miroir », du « eux et nous », l’auteur analyse aussi la vision de l’islamisme fondamentaliste. Il présente d’abord les sources et l’évolution de l’islamisme radical en reprenant l’odyssée de Slahi, prisonnier à Guantánamo qui illustre le cadre extrajudiciaire de sa détention. Il mobilise la doctrine de Sayyid Qutb qui se fonde sur une vision théologique et binaire basée sur l’opposition entre l’islam et la jâhiliyya (période préislamique païenne). À partir de ces éléments, Michel Terestchenko dessine les différentes figures de la légitimation du jihad, qui s’appuie également sur une interprétation apocalyptique des « signes de l’Heure » dans le monde contemporain. L’opposition entre les sociétés démocratiques et l’islamisme fondamentaliste s’accentue dans la formule controversée « Justice is done », prononcée par Obama lors de l’exécution de Ben Laden en 2011, à la suite d’une longue traque. S’exprime ainsi l’ambiguïté d’une exécution sans tribunal, d’une justice vouée à la vengeance. La création de Daesh et l’instauration du califat et de la terreur sont alors l’aboutissement d’une peur et d’un rejet de la modernité, d’une frustration colonialiste et post-colonialiste et de la reconfiguration d’une image fantasmée et idéalisée de l’islam. À l’heure d’internet, la « guerre contre le terrorisme » n’est pas une guerre au sens classique, selon l’auteur, car elle ne répond pas aux normes du droit (p. 102) et car elle est déterritorialisée et mondialisée, ce qui en souligne la forme inédite et déstabilisante pour les sociétés démocratiques qui doivent répondre à la menace terroriste et intégriste islamiste.
Le renoncement aux valeurs qui fondent les démocraties (liberté, égalité, humanité, dignité, justice, etc.) est le piège que dénonce Terestchenko, celui d’une spirale s’alimentant elle-même et qui clôt tout débat ou discussion critique et constructive. Pourtant, ces valeurs sont ce qui est le commun de toute démocratie digne de ce nom, dans son idéal si ce n’est toujours dans les faits. Le philosophe rend compte des perspectives et des aspirations de chaque partie en les contextualisant afin de rendre plus intelligible les positions des belligérants. La tendance actuelle des politiques occidentales est de préserver la vie de leurs soldats (sous l’influence des opinions publiques, qui refusent de les voir mourir) et d’utiliser des drones pour donner la mort à distance dans le camp ennemi. Les principes et les valeurs qui font le socle historique des démocraties vacillent avec une politique de plus en plus sécuritaire (en France, la polémique relative à la loi sur le renseignement en témoigne) et ce vacillement ne peut que reconduire la violence, sans aucun règlement possible. D’ailleurs, c’est par un appel à une autre politique possible que se conclut le livre, rappelant ces valeurs et principes essentiels qui constituent le « pacte du convivialisme » (p. 189) promu par le philosophe et sociologue Alain Caillé. Celui-ci propose « un art de vivre ensemble (con-vivere) qui valorise la relation et la coopération, et qui permette de s’opposer sans se massacrer, en prenant soin des autres et de la Nature » (p. 194).
La nouveauté du propos est certes de vouloir sortir de cette opposition aussi stérile que meurtrière mais surtout d’en montrer le sens et la dynamique métaphysique. Car la violence sans fin qui est ainsi engendrée devient structurante et, en retour, atteint l’essence des valeurs et des principes de la démocratie inspirant le droit. Terestchenko met donc en exergue la « capacité à résister » à ce piège, comme la capacité des démocraties avec ses institutions et la mobilisation des citoyens à lutter contre le terrorisme, tout en réfléchissant en profondeur et en critiquant les formes qui contredisent ses valeurs les plus fondamentales.
Cependant, et sans remettre en cause l’originalité de l’essai, il nous semble que la réflexion gagnerait en profondeur en développant la valeur anthropologique essentielle de cette violence fondamentale et structurante entre communautés ou sociétés. Cette « violence en miroir » évoque assez bien la spirale des rivalités mimétiques évoquée par René Girard1. Nous pensons aussi à Mohammed Arkoun2, philosophe et historien de la pensée islamique, qui élargit le propos de Girard à travers son concept de triangle anthropologique de la violence, du sacré et de la vérité. C’est ainsi qu’il appréhende cette relation forte et secrète entre la violence intrinsèque aux relations humaines et le processus de sacralisation de la vérité détenue ou défendue par un groupe, une communauté ou une société pour laquelle on peut tuer ou se tuer. C’est, à notre avis, tout le sens secret de l’ère des ténèbres que nous traversons.
- 1 René Girard, La violence et le sacré, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2011.
- 2 Mohammed Arkoun, « Violence, sacré, vérité en contexte islamique », in ABC de l’Islam, Pour sortir (...)"
Texte de Manuel Sanchez, « Michel Terestchenko, L’ère des ténèbres », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2015, mis en ligne le 03 juillet 2015, consulté le 19 novembre 2015. URL : http://lectures.revues.org/18575On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascalmercredi 7 janvier 2015 (blog de l'auteur)L'ère des ténèbres
L'horreur, aujourd'hui, et qui nous laisse atterrés, effondrés. En deuil de ces hommes et de tout ce qu'ils incarnaient de précieux et qu'il nous faut conserver, protéger. Mais cela implique aussi que nous résistions, plus que jamais, aux amalgames et récupérations partisanes que cet événement risque de nourrir.
Ce n'est pas chez nous seulement que l'islamisme radical s'en prend à des innocents. L'Irak a connu, cette année, plus de 17 000 morts civils, soit deux fois plus qu'en 2013. Parmi ceux-ci se compte une grande majorité de musulmans lesquels sont les premières victimes, il faut le rappeler, de l'Etat islamique en Irak et au Levant.
Depuis deux mois, je travaille à un prochain livre - de là mon silence prolongé - consacré à l'analyse des dynamiques de violences depuis le 11 Septembre, dont nous venons de voir, sur notre sol, aujourd'hui en France, une effroyable manifestation. Le titre suffit à en signifier toute l'actualité : L'ère des ténèbres. Nous y sommes, en effet.
Ce n'est pas l'heure d'en dire plus.
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