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L'espèce fabulatrice (Nancy HUSTON)
2010 196 p. 7,70 €
Pourquoi et comment l'histoire de l'individu et celle du roman s'entrelacent-elles dans ce noeud qu'est la fiction ? Voilà la question à laquelle répond Nancy Huston dans cet ouvrage mené avec une joyeuse impertinence et une grande liberté d'esprit. "Pour nous autres humains, la fiction est aussi réelle que le sol sur lequel nous marchons. Elle est ce sol. Notre soutien dans le monde. (...) La conscience humaine est une machine fabuleuse et intrinsèquement fabulatrice." Grande lectrice, la romancière évoque les pouvoirs du roman et célèbre la diversité que la littérature peut introduire au coeur de l'individu en ouvrant sans cesse la porte à de nouvelles identifications.Au fil de thèmes qui lui sont chers - l'identité, le temps, la mémoire, le langage, le sens -, elle mène une réflexion inédite et captivante. Et c'est avec un enthousiasme communicatif qu'elle démontre magistralement que nous sommes tous des êtres de fiction.Née à Calgary (Canada), Nancy Huston, qui vit à Paris, a publié de nombreux romans et essais chez Actes Sud et chez Leméac, parmi lesquels-Instruments des ténèbres (1996, prix Goncourt des lycéens et prix du livre Inter),-L'Empreinte de l'ange (1998, grand prix des lectrices de Elle),-Professeurs de désespoir (2004),-Lignes de faille (2006, prix Femina) et-Infrarouge (2010).------------This article has been published in open access since 01 December 2011.
1) Dans ce treizième essai, l’écrivaine canadienne d’expression anglaise et française, Nancy Huston, s’attaque à l’importante – voire redoutable – question de la quête de sens chez l’homme. Il est vrai que le sujet a souvent été traité, depuis Aristote, en passant par Descartes, saint Augustin ou Jean-Paul Sartre. Mais l’innovation réside ici dans le fait que l’auteure entreprend une analyse sur le sens en passant par le prisme d’une réflexion aiguë sur les rapports entre l’homme et le roman. L’espèce humaine, qu’elle qualifie de « fabulatrice », se différencie des autres par sa capacité de narration, celle d’inventer des histoires pour donner sens au réel qui l’entoure. Rien de bien nouveau diront certains puisque, depuis Homère et les mythologies qui ont traversé l’Histoire, on ne compte plus le nombre d’auteurs qui ont titillé et endossé cette ambition. Telle est d’ailleurs l’impression qui s’impose après la lecture des premières pages du livre. Cependant, au fil des pages, le lecteur se laisse séduire par la grande perspicacité de la réflexion et des analyses de l’auteure, qui rendent justice à la rigueur et au talent qu’on lui connaît.
2) De tout temps, les hommes ont essayé de donner du sens, de s’expliquer puis d’expliquer le monde qui les entoure. De la mythologie à la philosophie, en passant par la sociologie, les sciences et les religions, ou encore l’histoire, cet être fabulateur qu’est l’homme n’a eu de cesse de s’attacher à mettre le monde en récit. Voilà ce que rappelle Nancy Huston qui produit un travail bien articulé et qui montre par ailleurs sa grande culture historique. À l’image des mythes, le lecteur découvre que la question du vrai ou faux n’est pas vraiment pertinente dans la conception de l’auteure, mais ce sont les fictions que l’homme crée qui, elles-mêmes, pour et par leur simple existence, comptent et constituent pour l’humain des créations vitales, comme le sont par exemple les besoins alimentaires : « Où est l’espèce humaine ? Dans les fictions qui le constituent […]. Élaborées au long des siècles, ces fictions deviennent, par la foi que nous mettons en elles, notre réalité la plus précieuse et la plus irrécusable. Bien que toutes tissées d’imaginaire, elles engendrent un deuxième niveau de réalité, la réalité humaine, universelle sous ses avatars si dissemblables ni dans l’espace et le temps. Hantée par ces fictions, constituées par elles, la conscience humaine est une machine fabuleuse… et intrinsèquement fabulatrice. Nous sommes l’espèce fabulatrice » (pp. 29-30).
3) Dans la lignée des conclusions de Claude Lévi-Strauss et des anthropologues et ethnologues du XIXe siècle, Nancy Huston soutient que, en dernière analyse, les humains sont eux-mêmes des fictions, chacun renfermant en son sein des récits qui le définissent et qui lui donnent du sens aux yeux des autres. Elle établit également une grille dans laquelle elle classe ces fictions au fondement de l’être, du « moi », dirait Freud. Elle isole ce qu’elle nomme les « Arché-textes », récits qui fondent et soutiennent les humains comme espèce et comme communauté. Selon l’auteure, les histoires que l’on raconte à l’enfant placent ce dernier dans plusieurs cercles concentriques – comme la famille, le clan, l’ethnie, l’Église, le pays – qui le font appartenir à un groupe, une communauté, mais qui le placent également en concurrence avec les autres. Ces histoires se confondent justement avec ces « Arché-textes » auxquels elle attribue toutes les déviances, les hostilités, les guerres, les conflits, les pulsions de pouvoir et de domination des humains.
4) Or, ce sont justement la circulation et les échanges qu’établissent les humains entre les fictions qui les constituent qui permettent à l’humain de s’élever au dessus des ses basses préoccupations et de sa condition, en lui offrant l’occasion de se transcender et de s’enrichir en intégrant les diverses fictions que constitue son ouverture aux autres. C’est à ce niveau qu’elle considère le roman comme l’objet/outil symbolique, le plus représentatif et le plus efficace, qui permet à l’homme d’avoir bonne connaissance de lui-même et des autres : « Seul le roman combine ces deux éléments que sont la‘‘narration’’et la‘‘solitude’’.Il épouse la narrativité de chaque existence humaine, mais, tant chez l’auteur que chez le lecteur, exige silence et isolement, autorise interruption, réflexion et reprise. […]Seule de tous les arts, la littérature nous permet d’explorer l’intériorité d’autrui. C’est là son apanage souverain, et sa valeur. Inestimable, irremplaçable » (pp. 190-191).
5) À l’évidence, on voit là la griffe de l’auteure de douze romans, dont un prix Femina 2006, pour Lignes de failles (Arles, Éd. Actes Sud) ! Mais ces lignes renseignent éminemment sur la haute considération que Nancy Huston porte à la littérature, qu’elle considère comme l’art par excellence qui permet à l’Homme de connaître l’Homme, et lui fournit des règles et des valeurs qui, non seulement assurent sa pérennité, mais lui permettent de s’élever au dessus de sa nature animale.
6) Finalement, Nancy Huston explique que le besoin de lire n’est rien d’autre qu’une volonté de savoir qui nous sommes, par un effet miroir, qui fait que chaque humain puisse se reconnaître en son prochain. Elle nous rappelle qu’en cette époque dont Paul Virilio, dans le film Paul Virilio : Penser la vitesse – réalisé par Stéphane Paoli et coproduit par Arte et La Générale de production (soirée Thema, 20/01/09) –, dénonce la vitesse et le règne de l’instant, la littérature reste un outil vital pour que les hommes puissent encore se comprendre. D’ailleurs, elle explique la mode du Storytelling par le besoin impérieux de fictions à même de décrire et représenter le monde. Or, selon elle, il n’y a rien de tel que les romans et les livres en général pour satisfaire ce besoin. Le lecteur averti l’aura compris : au-delà de la cohérence de son argumentaire, cet essai est surtout une ode à la littérature et à la lecture.
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