5 novembre 2014
En trente ans, l'Europe a perdu 420 millions d'oiseaux !
L'impact sur l'environnement et les écosystèmes est considérable et met en cause les grands équilibres
Les ornithologues ne s'attendaient pas à découvrir un tableau réjouissant. Mais une telle hécatombe les a " stupéfiés ". En trente ans, plus de 420 millions d'oiseaux ont disparu du continent européen, sur une population totale estimée à un peu plus de 2 milliards en 1980. Au total, plus d'un cinquième des oiseaux européens ont donc disparu. Les scientifiques livrent leur résultat au terme d'une étude conduite dans vingt-cinq pays et publiée lundi 3 novembre dans Ecology Letters. " Jamais nous n'avions mené d'enquête à cette échelle, souligne Richard Gregory, chercheur à la Société royale britannique de protection des oiseaux, coauteur de l'étude. Parce que rassembler autant de données, venues d'autant de sources, est toujours complexe. Mais ce que l'on a découvert méritait ces efforts. "
Le résultat tient en une phrase : si les espèces rares et menacées se portent mieux en Europe, les plus communes subissent des pertes massives. Alouette, gentille alouette ? En trente ans, elle a subi un déclin de 46 %. Pour l'étourneau, c'est pire : 58 % ; le moineau domestique : 61 %, soit près de 147 millions d'individus. Quant à la douce tourterelle, elle subit un effondrement de 77 %.
L'équipe a rassemblé des données recueillies de 1980 à 2009 sur 144 espèces. Celles-ci ont été séparées, des plus rares aux plus communes, en quatre groupes. Dans le premier, les ornithologues ont constaté une augmentation de 21 000 individus, un chiffre attribué aux succès des politiques européennes de conservation. Ainsi, le nombre de busards des roseaux a augmenté de 256 %, celui des grues de 400 %.
" Les programmes spécifiques ont obtenu des succès spectaculaires, insiste Richard Gregory. Mais il est plus facile d'agir sur un territoire réduit que dans plusieurs pays. " Plus gratifiant, aussi, de prendre soin de rapaces ou de grands migrateurs que de modestes passereaux.
Car près de 80 % des pertes figurent dans le quatrième groupe, largement composé de petits oiseaux. " Parce que c'est la population la plus importante en valeur absolue, mais aussi parce que ce sont des espèces que l'on croit à l'abri, poursuit Richard Gregory. Or une espèce commune peut parfaitement disparaître. Au début du XXe siècle, le ciel américain était noir de pigeons voyageurs. Il n'y en a plus un seul. "
" Elargir le regard "
C'est pourtant au-delà de la diversité que les chercheurs nous invitent à regarder. " Le concept même de diversité a permis de lutter contre les dangers que couraient, que courent toujours, certaines espèces. Mais il traduit mal l'état global de l'écosystème et la façon dont on prend soin de notre environnement. Par définition, ce sont les espèces les plus répandues qui ont le plus d'impact sur l'environnement ; elles qui rendent les plus grands services écosytémiques et qui maintiennent les grands équilibres. " Et Richard Gregory de lister : pollinisation, dispersion des graines, lutte contre la prolifération des insectes, nettoyage des charognes…
Les causes de la raréfaction de ces oiseaux des champs ? Pour Frédéric Jiguet, professeur au Muséum national d'histoire naturelle et coordinateur à l'échelle de la France du recueil des données utilisées, " la mécanisation de l'agriculture a conduit à l'augmentation des parcelles, donc à l'arrachage des haies et à la réduction des surfaces non labourées et, ainsi, à une perte d'habitat pour de nombreuses espèces ". Le système des subventions européennes, ajoute le biologiste, " conditionnées par la quantité produite plutôt que par des critères de qualité et de respect de l'environnement ", est en partie responsable de la situation.
La nature des traitements agricoles est aussi suspectée. Au cours de l'été 2014, une cinquantaine de chercheurs internationaux a publié un état des lieux de la littérature scientifique dans la revue Environmental Science and Pollution Research, mettant en cause les nouvelles générations de pesticides dits " systémiques " (utilisés préventivement en enrobage des semences ou en traitement des sols) dans la réduction massive des populations d'insectes. Or ceux-ci forment l'ordinaire de bon nombre des oiseaux en déclin. " Nombre de naturalistes mettent l'accent sur la perte d'habitat pour expliquer une grande part de cet effondrement, sans voir que les nouvelles générations d'insecticides systémiques ont un effet effroyable sur toutes les populations d'invertébrés, rappelle l'ornithologue Christian Pacteau, de la Ligue de protection des oiseaux. Or ceux-ci forment l'ordinaire de bon nombre des oiseaux en déclin. " Ce qui se produit depuis quelques années, c'est que les oiseaux sont victimes d'une interminable famine. "
Mais l'agriculture intensive n'est peut-être pas seule en cause. L'étude invite à " élargir le regard ". Frédéric Jiguet donne, par exemple, des éléments de comparaison avec la chasse : " Les données sont rares, mais une enquête conduite en 1998 auprès d'un échantillon de chasseurs suggérait que la chasse à la bécasse, à la grive, au merle et au canard était à elle seule responsable, chaque hiver en France, de la mort d'environ 7 millions d'oiseaux ! " Une étude publiée fin 2013 dans Nature Communications estimait par ailleurs que le nombre d'oiseaux tués chaque année aux Etats-Unis par les chats domestiques oscille entre 1,3 milliard et 4 milliards d'individus !
Stéphane Foucart, et Nathaniel Herzberg
© Le Monde