• La démocratie aux marges (David GRAEBER)

    La démocratie aux marges (David GRAEBER)

    2014   122 p.  12 €

       David Graeber, anthropologue atypique, à la fois professeur à la London University et l'un des initiateurs d Occupy Wall Street, a fait une entrée fracassante à la fois sur la scène scientifique et sur la scène politique en montrant comment un des facteurs qui maintiennent les peuples sous le pouvoir des banques est le sentiment moral que toutes les dettes doivent être remboursées. Un sentiment né il y a 5000 ans en même temps que l'État, le marché, les grandes religions... et l'esclavage. La thèse fascine et appelle à la discussion. Notamment sur le point de savoir au nom de quelle conception de la démocratie elle peut être tenue.
        Sur cette question, dans un texte écrit en 2005 pour La Revue du MAUSS semestrielle et repris dans ce livre, l'érudition et le brio de D. Graeber font encore merveille. Non, montre-t-il, l'Occident est loin d'avoir le monopole de la démocratie, et, contrairement à l'opinion omniprésente, ce n'est sûrement pas la "culture occidentale" qui l'a fait apparaître et prospérer. Si on entend le mot culture au sens anthropologique, il apparaît en effet que la culture occidentale est introuvable (d'où une réfutation savoureuse et convaincante des thèses de Samuel Huntington). Et si on entend par culture, la culture des lettrés, alors il n'est pas difficile de se convaincre que ceux-ci, en Occident comme ailleurs, se sont constamment opposés à la démocratie. Celle-ci, en réalité, ne naît et ne vit que dans les marges des systèmes de pouvoir. Où l'on voit toute la force d'une anthropologie anarchiste, revendiquée comme telle, et qui n'avait rien produit d'aussi puissant depuis Pierre Clastres. Reste, cependant, que tout le monde ne peut pas vivre dans les marges et hors pouvoir, et qu'il faut donc se demander ce qu'il peut et doit subsister de l'esprit de la démocratie dans le cadre des sociétés étatiques.
      
       Dans «le Choc des civilisations», l’Américain Samuel Huntington listait les valeurs de l’Occident: «Individualisme, libéralisme, constitutionnalisme, droits de l’homme, égalité, liberté, règne de la loi, démocratie, marché libre, séparation de l’Eglise et de l’Etat…» Mais définir une civilisation par des valeurs est toujours un jeu dangereux.

      Avec humour, son compatriote et anarchiste David Graeber lui répond qu’on est en droit d’affirmer avec la même évidence que la culture occidentale repose sur «la science, l’industrie, la rationalité bureaucratique, le nationalisme, les théories raciales et une tendance irrépressible à l’expansion géographique». Ce qui change quand même le regard… 

      Auteur de:

        -«Dette. 5000 ans d’histoire», Graeber livre ici une brève mais redoutable démonstration anti-Huntington. Première mise au point: non, la Grèce n’a pas inventé la démocratie. Du moins si l’on définit la démocratie comme la prise des décisions par l’ensemble des membres d’un groupe donné.

      De tout temps et partout dans le monde, on trouve trace de communautés égalitaires où l’avis de chacun est pris en compte. En Inde, avant les années 400, des monastères bouddhistes, des corporations et même des villes délibéraient démocratiquement. Autour de l’océan Indien, l’expansion du commerce musulman s’accompagna de valeurs supposées «européennes»: liberté de commerce, respect du droit, tolérance religieuse. La Ligue des Nations iroquoises aurait influencé la construction du fédéralisme américain…

       Ce qu’Athènes invente, c’est la démocratie par scrutin, par opposition à la prise de décision par consensus. Pourquoi ? Parce que le vote ne fonctionne que si la minorité battue respecte le résultat. Ce qui implique l’existence d’un appareil coercitif, autrement dit une armée. Ne jamais oublier que les Athéniens étaient d’abord des soldats. Mais par la suite, et pendant deux millénaires, la démocratie ne fut nullement un but à atteindre en Europe.

      Elle ne le devint qu’après 1830, en France et en Grande-Bretagne, au moment où ces deux pays se lancèrent dans une politique impérialiste qui n’avait rien de démocratique. En réalité, montre Graeber, la démocratie naît toujours aux marges des Etats, dans les interstices, là où des groupes libres se trouvent dans l’obligation d’inventer des processus de décision collective. Et s’il faut craindre un choc, ce n’est pas entre les civilisations, mais entre cette liberté fragile et le rouleau compresseur des Etats.

      Eric Aeschimann

    Source : « le Nouvel Observateur » du 30 janvier 2014.

    http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20140210.OBS5791/l-occident-a-t-il-vraiment-invente-la-democratie.html?xtor=RSS-

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