• La démocratie des crédules (Gérald BRONNER)

    La démocratie des crédules (Gérald BRONNER)

    2013    360 p.    19 €

        Pourquoi les mythes du complot envahissent-ils l'esprit de nos contemporains ? Pourquoi le traitement de la politique tend-il à se peopoliser ... ? Pourquoi se méfie-t-on toujours des hommes de sciences ? Comment un jeune homme prétendant être le fils de Mickael Jackson et avoir été violé par Nicolas Sarkozy a-t-il pu être interviewé à un grand journal de 20 heures ?

      Comment, d'une façon générale, des faits imaginaires ou inventés, voire franchement mensongers, arrivent-ils à se diffuser, à emporter l'adhésion des publics, à infléchir les décisions des politiques, en bref, à façonner une partie du monde dans lequel nous vivons ?

      N'était-il pourtant pas raisonnable d'espérer qu'avec la libre circulation de l'information et l'augmentation du niveau d'étude, les sociétés démocratiques tendraient vers une forme de sagesse collective ?
      Cet essai vivifiant propose, en convoquant de nombreux exemples, de répondre à toutes ces questions en montrant comment les conditions de notre vie contemporaine se sont alliées au fonctionnement intime de notre cerveau pour faire de nous des dupes. Il est urgent de le comprendre.

      Gérald Bronner est professeur de sociologie à l'université Paris-Diderot et membre de l'Institut universitaire de France. Il est notamment l'auteur de

      -L'Empire des croyances (Puf, 2003), primé par l'Académie des sciences morales et politiques, et de

      -La Pensée extrême (Denoël, 2009), couronné par le prix européen des sciences sociales d'Amalfi.

      Interview de l'auteur par Pascale-Marie Deschamps, Enjeux-Les Echos

     En savoir plus sur http://www.lesechos.fr/28/05/2014/

    Les automatismes de notre cerveau alimentent notre crédulité dont profitent populistes et démagogues. Les théories fumeuses menacent notre avenir, selon le sociologue Gérald Bronner, qui vient de publier La Démocratie des crédules (PUF). Entretien avec Enjeux-Les Echos, Juin 2013.

    Enjeux Les Echos - L'opinion se défie des politiques, scientifiques, experts et journalistes, tandis que prospère la pseudoscience. D'où vient le divorce ?

    Gérald Bronner - L'erreur, le dérapage, la faute morale ont toujours existé. Politiques, scientifiques, experts, journalistes sont faillibles comme tout un chacun. C'est le vieux talon d'Achille de la démocratie. Mais cette faillibilité est désormais mise en scène pour faire croire qu'elle est de plus en plus importante. C'est qu'entre les faits et la représentation des faits, les conditions du traitement de l'information ont complètement changé la donne.

    Vous mettez en cause Internet et les réseaux sociaux ?

    Internet est un formidable outil, mais deux facteurs en découlent qui brouillent les repères. C'est un marché public de l'offre d'information sur lequel n'importe qui peut faire une proposition. D'où une démultiplication du nombre de producteurs et diffuseurs d'information et la création d'un labyrinthe mental où il est difficile de s'orienter. On se laisse alors guider par des croyances étayées par des biais cognitifs auxquels notre cerveau est enclin, à commencer par le biais de confirmation, qui incite à aller rechercher d'abord les informations qui vont dans notre sens. En outre, la massification de l'information crée une situation de concurrence difficilement tenable pour les professionnels. Si elle est favorable à la démocratie et à l'expression de la vérité, trop de concurrence incite à réduire les délais de traitement de l'information, ce qui tend à en diminuer la fiabilité.

    Qu'est-ce qui vous fait penser que les croyances et théories du complot sont plus répandues ?

    On dispose d'outils de mesure. Des indices longitudinaux montrent que la théorie selon laquelle les attentats du 11 septembre 2001 auraient été fomentés par la CIA a enrichi son argumentaire par agrégation de petits faits. Pris isolément, certains peuvent être vrais, mais agglutinés ils donnent une image fausse. Jusqu'ici, nombre de croyances qui défient l'orthodoxie de la science étaient confinées dans des espaces de radicalité (extrême gauche, extrême droite, groupes religieux et écologistes groupusculaires). Mais certaines sont devenues majoritaires. Ainsi, une majorité de Français croit désormais qu'il est aussi dangereux de respirer l'air des villes que de fumer des cigarettes. En 2005, 49% d'entre eux croyaient que vivre près d'une antenne relais était cancérigène, ils sont 69% en 2010 ! Un bond de 20 points en cinq ans, c'est énorme ! Or nos contemporains croient ici quelque chose que la science, jusqu'à preuve du contraire, dit être totalement faux.

    Mais douter n'est-ce pas aussi ce qui permet à la science d'avancer ?

    Ceux qui revendiquent, à juste titre, le droit au doute oublient cependant qu'en démocratie tout droit s'accompagne de devoir. Une fois qu'on a douté, c'est-à-dire déconstruit la parole officielle, ce qui est sain, on doit se doter d'une méthode pour reconstruire un rapport raisonnable au monde. La science a mis au point de telles méthodes de pensée, d'appréhension de la réalité, raisonnables sinon parfaites. C'est ce que j'appelle la pensée méthodique ou le vrai esprit critique.

    Pourquoi les « croyants » dominent-ils Internet et les espaces publics ?

    Internet est un marché de l'offre d'idées. Il est donc hypersensible à la nature des offreurs, or ceux-ci ne sont pas représentatifs de la population. On peut le vérifier sur les forums : ce sont toujours les plus motivés, voire les plus radicaux, qui s'expriment. Car la croyance implique cognitivement et affectivement. C'est un principe de non-indifférence à un objet ; tandis que la plupart des non-croyants sont en fait indifférents. Si vous croyez au complot du 11 septembre, vous aurez à coeur de le démontrer ; mais si vous n'y croyez pas, vous ne voudrez pas perdre votre temps à le dénoncer. C'est la même chose avec la nocivité des OGM. Seulement, cette indifférence affaiblit votre argumentaire face aux croyants. Et si vous êtes indécis et que vous regardez un tel débat, vous jugerez sans doute le croyant militant plus convaincant.

    Pourtant, vous montrez que les gens les plus sensibles aux croyances ont un niveau de formation supérieur à la moyenne nationale...

    En effet, c'est contre-intuitif, mais c'est ce qui se passe. Et plus ces personnes prétendent savoir, plus elles se méfient de l'avis orthodoxe de la science. On le voit sur les OGM et le nucléaire, par exemple. En revanche, les mêmes ne se méfient pas des neurosciences, car ils prétendent ne pas les connaître. Platon qualifiait ces demi-savants de « savants d'illusion ". Ils représentent ce que j'appelle la face obscure de la rationalité. Ces personnes ont sans doute de bonnes raisons de mettre en doute les orthodoxies, mais leurs croyances ne leur donnent pas raison. Cela dit, la plupart n'adhèrent pas à l'intégralité de la théorie. La croyance est rarement quelque chose d'inconditionnel, sauf pour les fanatiques. Malgré tout, de nombreux petits items essaiment et sèment le doute. On entend souvent les gens dire « il n'y a pas de fumée sans feu », « tout ne doit pas être faux ». Or dès qu'on dit cela, les « conspirationnistes " commencent à gagner : la porte est ouverte, on tend une oreille. Et comme les croyances sont poreuses, démagogues et populistes deviennent alors plus audibles.

    Quel est le rapport entre croyances et populisme ?

    Voici un exemple, anecdotique certes, mais révélateur de cette façon de penser et de la porosité des croyances. L'affaire Cahuzac éclate. On apprend qu'un ami du ministre, par ailleurs membre du FN, lui a ouvert un compte en Suisse, puis que le trésorier de campagne de François Hollande a fait des affaires aux îles Caïmans (en toute légalité). Et on arrive au tweet de Christine Boutin : « Mariage gay tout s'explique : le trésorier de François Hollande qui faisait du business avec les îles Caïmans était aussi le PDG du magazine Têtu ", le magazine à destination des homosexuels. Voilà des éléments disparates raboutés les uns aux autres avec lesquels notre cerveau va fabriquer une histoire, car le cerveau est une machine à chercher de la cohérence. C'est très utile dans un certain nombre de cas, mais dans d'autres, cela crée une fable contemporaine. Peu importe qu'elle soit vraie tant qu'elle paraît plausible. On a quitté le règne de la vérité pour celui de la plausibilité. C'est ça le drame.

    En quoi ce règne des « demi-savants " serait-il dangereux pour la démocratie ?

    Le risque pour notre pays et toutes les nations démocratiques est double. Politiquement, c'est celui d'une montée inédite d'un bloc tierce qui rendrait le pays ingouvernable comme en Italie, par exemple. Le vote Bepe Grillo découle très clairement de ce climat généralisé de suspicion et de croyances. Economiquement, c'est le risque de la marginalisation. Nos démocraties sont en concurrence avec des pays qui n'ont pas pour horizon politique la démocratie, mais qui ont des coûts de main-d'oeuvre ridiculement faibles, et/ou des ressources naturelles incomparables. Que nous reste-t-il si nous ne voulons pas devenir la banlieue du monde, à part l'innovation technologique ? Or, sur des biens des sujets, ces débats sont lestés par des croyances qui peuvent avoir des conséquences économiques, voire sanitaires, graves. La défiance à l'égard des vaccins, par exemple, devient très préoccupante.

    Comment peut-on mieux armer les « crédules » contre les croyances  ?

    Chacun devrait pouvoir faire sa déclaration d'indépendance mentale par rapport à ses propres intuitions. Cela commence dès l'école. Tous les programmes se prêtent à une telle pédagogie des biais cognitifs : biais de confirmation, négligence de la taille de l'échantillon, confusion entre corrélation et causalité... Il s'agirait d'apprendre à présenter les informations vraies sur un terrain psychologiquement neutre. On sait en effet que certaines informations ne sont pas traitées de manière neutre par l'esprit : les faibles probabilités sont intuitivement multipliées par dix ou quinze, on tient plus compte des pertes que des bénéfices... En lui faisant prendre conscience de ses automatismes, on permettra à chaque citoyen d'avoir un point de vue raisonnable et raisonné. Quant aux journalistes, s'ils ont perdu la bataille de la vitesse de traitement de l'information, ils peuvent encore gagner celle de la qualité, en renouant un lien de confiance avec le public. Ils pourraient, par exemple, se doter entre pairs d'une instance de contrôle et de sanction qui atténuerait ce sentiment d'impunité dans l'opinion. Enfin, les scientifiques se sont dotés de règles strictes (qu'ils transgressent parfois) qui produisent une information bien plus fiable que ce que l'on trouve sur Internet ou dans les médias. Face à une croyance, la position la plus raisonnable, c'est de la soumettre au marché de l'information le plus exigeant. Et celui-ci, qu'on le veuille ou non, c'est le marché de l'information scientifique.


    En savoir plus sur http://www.lesechos.fr/28/05/2014/lesechos.fr/0202787138820_gerald-bronner-----les-croyances-et-le-septicisme-fragilisent-la-democratie---.htm#Y24l0sISaWrPISTw.99

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