• La guerre aux pauvres commence à l'école (Ruwen OGIEN)

    La guerre

    2014  144 p.  5,60 € en Poche

         Les ministres de l'Education se succèdent, l'idée demeure : il serait urgent d'introduire à l'école un enseignement de morale. Non parce qu'il faudrait former, comme on en défendit longtemps l'idée, de bons patriotes prêts à tout pour sacrifier à la nation, mais parce qu'il faudrait contenir, discipliner, vaincre un ennemi intérieur, une classe dangereuse qui ne partagerait pas les « valeurs de la République ».
      Qui sont ces réfractaires ? Pourquoi vouloir leur enseigner la morale ? Et d'abord quelle morale ? Pourquoi faudrait-il surtout qu'elle soit « laïque » ?
       Ruwen Ogien, dans ce nouvel ouvrage incisif et décapant, s'attaque à bien des idées reçues, révèle les lignes de force et les insuffisances d'une ambition profondément conservatrice : substituer à l'analyse des problèmes de notre temps en termes de justice sociale leur compréhension en tant que conflits de valeurs.
      Ouvrage de philosophie, ouvrage d'intervention. Capital pour aborder, sans préjugés ni précipitation, cette grande question de la morale à l'école.

       Ruwen Ogien est titulaire de deux doctorats : l'un en philosophie et l'autre en anthropologie sociale. Il arrive à la philosophie assez tardivement, sans passer par le cursus habituel, et devient en 1981 chercheur au CNRS, où il est actuellement directeur de recherche. Il est membre collaborateur en éthique fondamentale au Centre de Recherche en Éthique (CRÉ) de l'Université de Montréal en 2006-2007, puis de 2013 à aujourd'hui.   Formé à l'anthropologie sociale, il a beaucoup écrit sur la pauvreté et sur l'immigration. Sa thèse de philosophie, sous la direction de Jacques Bouveresse, a été publiée sous le titre

      -La faiblesse de la volonté.

      Ses domaines de recherche actuels sont la philosophie morale et la philosophie des sciences sociales. Ruwen Ogien s’est aussi intéressé à la philosophie de l'action, à la notion de raison pratique ainsi qu’à l’irrationalité pratique. Ses autres travaux ont porté sur la question des émotions, notamment la haine et la honte.

      Il est le frère d'Albert Ogien, sociologue s'inscrivant dans le courant ethnométhodologiste.

    Extrait

    LA NOSTALGIE DE LA MORALE

       Peu après mai 1968, l'enseignement de la morale disparut des écoles, avec les blouses grises et les bonnets d'âne.
       A part quelques fétichistes, personne, depuis, n'a ouvertement plaidé en faveur d'un retour à l'uniforme obligatoire et aux châtiments sadiques à l'école publique.
       La nostalgie de la morale, en revanche, est vite revenue.
       Elle est même de plus en plus envahissante.
       En quatre ans seulement, de 2008 à 2012, trois projets différents visant à ramener la morale à l'école ont été annoncés en grande pompe par des ministres de l'Éducation, deux de droite et un de gauche, comme si c'était une priorité nationale.

       La nécessité d'un tel enseignement ne saute pourtant pas aux yeux. J'essaie, dans ce livre, de montrer que le projet de restaurer des cours de morale à l'école est confus philosophiquement et dangereux politiquement. À mon avis, la meilleure des choses qui pourrait lui arriver, c'est qu'il ne soit jamais réalisé !

    L'ENNEMI INTÉRIEUR

       Dans toutes les écoles de la République une instruction civique est dispensée. Elle initie les élèves au fonctionnement des institutions démocratiques. Elle définit ainsi leurs devoirs, mais aussi leurs droits et leurs libertés (ce qu'il ne faudrait surtout pas oublier !).
       Personne n'a jamais contesté l'intérêt et l'utilité de ce programme.
       Pourquoi faudrait-il le compléter par des cours de morale, dont on ne sait pas exactement en quoi ils pourraient consister, ni à quoi ils pourraient servir ?
       Pendant très longtemps, ce supplément de travail pour les professeurs et les élèves était justifié par des considérations ultrapatriotiques.  

    Revue de presse

       Ruwen Ogien soulève trois objections philosophiques majeures à l'enseignement de la morale laïque pour les 6-18 ans. D'abord, le philosophe reproche à Vincent Peillon son manque d'originalité quant à son souhait de voir la morale triompher dans les écoles. Bien des ministres, rappelle-t-il, de droite comme de gauche, se sont penchés sur la question...
       La deuxième objection de l'auteur concerne l'absence de distinction entre le "juste" et le "bien" du projet de M. Peillon. Le philosophe reproche une confusion entre ce qui relèverait du domaine de l'instruction civique et ce qui appartiendrait au registre de la vie personnelle...
       Ce qui le mène à la troisième critique développée dans l'ouvrage : le projet Peillon accorde une valeur trop importante à la raison pour justifier l'assimilation par les élèves des valeurs de la République. Or Ruwen Ogien s'emploie à démontrer que la réflexion rationnelle n'aboutit pas nécessairement à choisir ces valeurs-là. (Aurélie M'Bida - Le Monde du 23 mai 2013) 

      Eirick Prairat, IUF, LISEC EA 2310, Équipe Normes et Valeurs Université de Lorraine Juin 2013, document 14, mis en ligne le 15 juillet 2013, consulté le 01 janvier 2016. URL : http://rechercheseducations.revues.org/1574 (Texte intégral)

     1 . Si l’on fait abstraction des prises de parole dans les journaux, l’auteur s’est expliqué sur le s (...)

    1Nous connaissions déjà, tout au moins dans ses grandes lignes1, la position de Ruwen Ogien, directeur de recherche au CNRS et éminent spécialiste des questions de philosophie morale, sur le projet de morale laïque défendu par Vincent Peillon. L’ouvrage qu’il vient de publier (La guerre aux pauvres commence à l’école) n’est pas une nouvelle explication mais une manière de préciser et sa pensée et ses arguments sur le sujet. La thèse est claire : restaurer des cours de morale à l’école est un projet confus philosophiquement et politiquement dangereux.

    2 Alors en quel sens un tel projet est-il politiquement dangereux ? Il est politiquement dangereux dans la mesure où il occulte le vrai problème qui n’est pas une question de perte de valeurs ou de déficits moraux mais d’injustices économiques. Nous sommes dans une société profondément injuste qui exclut des milliers de jeunes qui n’ont pas « la chance » d’avoir la couleur, le nom ou la religion qu’il faut, et qui peine à redistribuer les gains et les profits. Le délitement des liens sociaux ne sont pas à chercher ailleurs. Ne soyons pas idéalistes mais pragmatistes dans nos explications. Ogien nous met en garde, des chercheurs de sciences de l’éducation l’ont fait il y a quelque temps déjà, sur la manière ample et extensive que nous avons de définir les concepts de violence et d’incivilité. « En fait, ce qu’on appelle « incivilités », c’est, la plupart du temps, certaines conduites agressives quand elles sont le fait des plus pauvres, des classes dites « dangereuses » » (p.48). A trop charger la barque de la délinquance et de la violence, on ne peut que tomber dans « le paradoxe du catastrophisme ». Car si notre monde est à ce point malade de la violence, rongé par le cancer du désordre social et de l’irrespect, comment croire que l’enseignement de la morale puisse être le remède efficace. Finalement ce projet de morale, en faisant passer à la trappe les réelles causes du délitement social, ne vise qu’à stigmatiser les plus pauvres et les plus déshérités de notre société.

    3 C’est aussi un projet philosophiquement confus. Et il l’est pour trois raisons selon notre auteur. Tout d’abord, il accrédite l’idée que l’on peut enseigner la morale comme on enseigne la géographie ou les mathématiques alors que la morale est fondamentalement de l’ordre de l’agir. Est-on bien sûr que la morale s’enseigne ? Et comment l’évaluer ? Ces redoutables questions, aussi vieilles que celle du Ménon de Platon, sont loin d’être résolues contrairement à ce que laisse penser le projet ministériel. La seconde raison, sans conteste la plus forte, est que ce projet confond la question du bien et celle du juste. La première concerne nos rapports aux autres : dans quelle mesure sommes-nous respectueux, équitables, tolérants… ? La seconde est celle de savoir ce qu’on va faire de soi-même, du style de vie qu’on veut mener ou encore du genre de personne qu’on veut être. Dès lors que l’on entend imposer une certaine conception du bien au détriment d’une autre, et c’est ce que fait ce projet selon Ogien, nous avons à faire à une entreprise de moralisation. Dès lors, explique-t-il encore, que l’école veut engager les élèves dans une conception particulière de la vie bonne ou entend leur transmettre une certaine vision du bien, cela est aussi contestable que de les initier à une religion particulière. L’Etat a un devoir de neutralité éthique au sens où il n’a pas à se prononcer sur la question de la vie bonne et du sens de l’existence.

    4 Enfin, et c’est la troisième raison, le projet fait trop crédit à la raison, il fait preuve d’une étonnante « naïveté épistémologique », attitude qui consiste à croire que si l’on pense librement, on adoptera ensemble et nécessairement une morale commune en parfaite harmonie avec les valeurs de la République. « […] Le projet d’instaurer des cours de morale laïque à l’école, comme l’actuel ministre de l’Education nationale le conçoit, est une illustration presque parfaite de la forme la plus courante de naïveté épistémologique, celle qui consiste à croire que la libre discussion ou la réflexion rationnelle aboutiront nécessairement à un accord sur les valeurs » (p110). Si ce projet d’enseigner la morale laïque est un projet philosophiquement douteux, alors que peut-on proposer de pertinent? Sur ce point Ruwen Ogien n’est guère loquace. « Pour éviter d’imposer, écrit-il, des conceptions controversées du bien personnel à l’école, seule l’instruction civique, qui parle seulement de nos obligations à l’égard des autres, de nos droits, et des institutions qui les protègent, devrait y être envisagée » (p.88).

    5 Si l’on peut légitimement accepter certaines critiques philosophiques faites par Ogien au projet défendu par Vincent Peillon, on peut en revanche se démarquer de sa proposition, pour le moins minimaliste, et faire une suggestion plus consistante, proposition qui précisément ne confond pas le juste et le bien. Il convient tout d’abord de parler d’éducation morale, l’école a moins à délivrer un enseignement sur, de ou à propos de la morale qu’elle n’a à former moralement les sujets qui lui sont confiés. Il est en effet difficile pour ne pas dire incohérent de s’opposer au projet d’une morale civique à l’école alors même que celle-ci a pour mission de former le citoyen. On peut toujours adhérer à une conception étroitement intellectualiste de l’éducation à la citoyenneté, mais c’est une option, reconnaissons-le, difficilement défendable.

    6 Deux principes peuvent nous guider  pour définir un projet de morale civique qui ne tombe pas sous l’accusation de moralisme : un principe d’orientation et un principe de structuration. Le principe d’orientation est le suivant : nos sociétés démocratiques, laïques et pluralistes -ouvertes dirait Karl Popper- sont marquées par ce que le philosophe américain John Rawls appelle dans plusieurs de ses ouvrages « le fait du pluralisme raisonnable », c’est-à-dire l’idée que nos démocraties modernes admettent en leur sein plusieurs conceptions de la vie bonne. Ce pluralisme à propos des conceptions de vie n’engage pas seulement des choix existentiels mais également des choix de valeurs distinctes ou, tout au moins, une priorisation de certaines valeursau détriment d’autres. Il importe donc de délimiter les contours de cette morale pour qu’elle soit compatible avec l’irréductible pluralisme qui caractérise nos sociétés contemporaines. En ce sens, la morale de l’école contemporaine ne saurait être une morale du bien, elle ne peut être qu’une morale du vivre-ensemble.

    7 Le principe de structuration pose la distinction valeurs privées/valeurs civiques, les premières regardent l’homme dans ses rapports immédiats et privés alors que les secondes l’engagent dans ses rapports à autrui au sein de la sphère publique. On peut dès lors énoncer les valeurs cardinales de cette morale civique : liberté, égalité, solidarité, tolérance, laïcité, esprit de justice, respect et absence de toutes formes de discrimination (que celles-ci soient liées à l’apparence physique, au handicap, au sexe, à l’orientation sexuelle, à l’état de santé, à la langue, aux convictions religieuses ou à l’appartenance vraie ou supposée à une ethnie). Telles sont  les valeurs publiques/civiques (qui ne préjugent aucunement des valeurs privées) qui constituent le socle axiologique de la morale civique contemporaine. Ajoutons pour terminer que cette morale àl’école doit aussi être la morale de l’école, cette congruence est la condition de réussite de tout projet d’éducation morale à l’école.

      Notes

    1 . Si l’on fait abstraction des prises de parole dans les journaux, l’auteur s’est expliqué sur le site la vie des idées.fr (Quelle morale et pour qui ? L’éternel retour de la morale à l’école, 6 décembre 2011), sur le site raison-publique.fr/article204.html (Les « valeurs morales » contre les droits, 5 février 2010) ou encore sur le site de la ligue de l’enseignement (A-t-on besoin de morale laïque ?). On peut également écouter « La morale à l’école » dans Questions d’éthique, émission animée par Monique Canto-Sperber et diffusée le 4 octobre 2012 sur France Culture.


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