• Lanceurs d'alerte

      Les lanceurs d'alerte : héros des temps modernes ?

     - Mis à jour le 13-07-2013
    Le Nouvel Observateur  Par Le Nouvel Observateur

    Comme Edward Snowden, Julian Assange ou Irène Frachon, ils ferraillent seuls contre les puissants, défient les lobbys... Au péril de leur carrière, voire de leur liberté.

    Manifestation de soutien à Edward Snowden, devant le consultat des Etats-Unis à Hong Kong, le 15 juin 2013 (Alan Siu/SIPA).

    Manifestation de soutien à Edward Snowden, devant le consultat des Etats-Unis à Hong Kong, le 15 juin 2013 (Alan Siu/SIPA).
     

    Qui a vu Edward Snowden ? Depuis le 23 juin et son départ de Hongkong, le jeune Américain dont les révélations sur l'espionnage généralisé auquel se livre la très puissante Agence nationale de Sécurité (NSA) américaine vit comme un banni mondial. Remake des années de guerre froide, il a attendu, enfermé dans la zone de transit de l'aéroport de Moscou, qu'une porte s'ouvre pour l'accueillir. Vingt et un Etats ont refusé de lui tendre la main, y compris ceux qui comme la France avaient haussé le ton au sujet des écoutes, demandant que cesse "immédiatement" ce "type de comportement".

    C'est finalement au Venezuela qu'il devrait trouver asile. Encore faudra-t-il pouvoir s'y rendre. Privé de passeport par Washington, Snowden est un passager encombrant, les Etats traversés par l'avion qu'il pourrait prendre pouvant lui interdire leur espace aérien comme la France l'a fait il y a neuf jours pour l'avion du président bolivien soupçonné, à tort, de transporter le jeune informaticien.

    Héros des temps modernes ?

    Outre la diplomatie schizophrène des Occidentaux - s'insurger d'avoir été espionné par les Américains mais refuser l'accueil au porteur de la nouvelle -, l'affaire Snowden révèle un mouvement de fond. Manning, Snowden, Assange, les anarcho-hackers américains, mais aussi Irène Frachon, la pneumologue bretonne, ou encore les banquiers Falciani et Condamin-Gerbier : partout des petits, des inconnus, des solitaires se lèvent et sortent du rang, la besace chargée de secrets qu'ils disent ne plus pouvoir couvrir ou de dangers qu'ils estiment devoir révéler à tous. Même Delphine Batho s'est présentée comme une lanceuse d'alerte au lendemain de son débarquement du gouvernement. C'est au nom de la démocratie, de nos libertés individuelles ou de notre intégrité physique qu'ils agissent, disent-ils.

    Héros des temps modernes pour les uns, défiant seuls les plus puissantes institutions, ils sont pour les autres de simples balances ou, pire, les complices des terroristes à qui ils révèlent des secrets d'Etat. Dans une époque obsédée par le principe de précaution et taraudée par le fantasme complotiste, dans un monde où il ne se passe pas un jour sans qu'une alerte météo, sanitaire ou alimentaire soit lancée, le lanceur d'alerte est roi.

    Le "whistleblower" à l'américaine

    "Il faut distinguer le "whistleblower" à l'américaine, qui dénonce des vérités cachées et révèle des scandales délictueux, et le lanceur d'alerte à la française, qui prévient d'une menace qu'il repère dans son domaine, le plus souvent environnemental ou médical", explique le sociologue Francis Chateauraynaud, qui fut, en 1995, un des inventeurs du terme même de lanceur d'alerte.

    Irène Frachon est les deux, lanceuse d'alerte lorsqu'elle détecte dès 2007 des pathologies cardiaques chez des patients traités par le Mediator, alors largement utilisé comme coupe-faim, et whistleblower lorsqu'elle engage le bras de fer avec le puissant laboratoire Servier.

    Devenu l'égérie des résistants aux lobbys industrialo-pharmaceutiques, le docteur Frachon exerce au CHU de Brest. Contrairement à d'autres, moins chanceux, elle n'a pas perdu son travail. Souvent le lanceur d'alerte est la première victime collatérale de la bombe qu'il fait exploser.

    "Je risque la prison à vie ou même la mort"

    "Il est improbable que j'aie un procès juste ou que je sois traité de façon convenable avant le procès, et je risque la prison à vie ou même la mort", écrit Edward Snowden dans une lettre de demande d'asile au Nicaragua. L'ex-consultant de la NSA a raison de s'inquiéter. La loi américaine sur l'espionnage, au nom de laquelle il est poursuivi, a été utilisée neuf fois depuis sa promulgation en 1917, dont six fois depuis que Obama est président. Bradley Manning en est l'exemple le plus terrible. Analyste de l'armée américaine, il est accusé d'avoir transmis à WikiLeaks des documents classés secret-défense pour dénoncer le "porno guerrier" des conflits en Irak et en Afghanistan et provoquer un débat public. A 25 ans, il encourt la prison à perpétuité.

    En comparaison, l'histoire de Philippe Pichon est une promenade de santé. En 2007, le numéro deux du commissariat de Coulommiers (Seine-et-Marne) rédige une note à ses supérieurs sur les dysfonctionnements du fichier Stic, le système informatique de recensement des personnes mises en cause dans des infractions pénales et de leurs victimes : inscription de noms sur simple dénonciation, absence de mise à jour du fichier et, pire encore, mentions sur les opinions politiques. Aucune réponse de la hiérarchie. Le policier transmet son rapport au procureur. "Voir si les choses se sont passées conformément à ce qu'indique le commandant Pichon et, dans l'affirmative, faire les mises au point qui s'imposent", voilà ce que demande le magistrat aux policiers. En vain.

    "J'ai lancé une alerte dans les règles et rien ne s'est passé, témoigne le commandant Pichon. Laisser tomber n'est pas dans ma nature." Il fait publier par le site Bakchich les fiches Stic de Johnny Hallyday et de Jamel Debbouze, bourrées d'erreurs grossières. La foudre hiérarchique s'abat sur lui. Mis en examen pour violation du secret professionnel, il est suspendu puis mis à la retraite d'office. Il avait pourtant raison. En 2009 et en juin dernier, la Commission nationale de l'Informatique et des Libertés a relevé les graves irrégularités du Stic. Pichon, lui, se bat depuis deux ans pour obtenir sa réintégration.

    Le droit d'alerte

    On est donc loin de la protection du whistleblower. En Europe, seule la Grande-Bretagne a un dispositif juridique sur le lanceur d'alerte. En France, la protection est garantie au salarié du secteur privé signalant de bonne foi des faits de corruption (loi du 13 novembre 2007), aux dénonciations d'atteintes sanitaires (loi du 16 avril 2013) ou des conflits d'intérêts en politique (juin 2013). "Le législateur refuse de concevoir le droit d'alerte dans sa globalité, observe la juriste Marie-Angèle Hermitte. La loi procède donc par à-coups, au gré des scandales."

    La loi du 16 avril 2013 institue une Commission nationale de la Déontologie et des Alertes qui aurait dû être chargée de l'instruction des alertes pour vérifier si elles sont justifiées ou non. "Destinataire de certaines alertes, elle n'a aucun pouvoir pour les instruire, aucun pouvoir pour obtenir les documents nécessaires ni pour auditionner qui que ce soit, regrette la juriste. La loi ne protège que les salariés, en sanctionnant les représailles exercées dans leur sphère professionnelle. Mais, sur le plan individuel, les lanceurs d'alerte sont seuls. En cas de brimades, ils doivent financer leur défense, s'armer de patience le temps que la justice se prononce et supporter l'opprobre d'une partie de leur entourage." Bref, payer l'addition.

    Dénonciation ou délation

    "La protection du lanceur d'alerte nécessite deux piliers, observe l'avocat William Bourdon : la garantie de son anonymat et la possibilité de sanctionner sévèrement les délateurs de mauvaise foi. Cela permettrait de séparer le bon grain de l'ivraie." Car il arrive que sous la cape du whistleblower se cache un vulgaire délateur ou un manipulateur, agissant par vengeance. Comment reconnaître le vrai lanceur d'alerte ? Posture de héros moderne se levant seul pour briser l'omerta ou imposture de mauvais perdant mu par de sombres intentions ? La frontière est mince, mais les lanceurs d'alerte sont à cet endroit précis où dénonciation ne vaut pas délation, où fendre le silence est un courage et parfois même un sacrifice.

    Pierre Condamin-Gerbier et Hervé Falciani, ex-cadres bancaires en Suisse, en sont-ils ? Pendant des années, ils ont participé à un système aussi opaque que juteux, croisant dans les couloirs feutrés ou dans les listings informatiques les clients venus du monde entier planquer leur magot. Un jour, ils décident que ce n'est plus tenable. Pierre Condamin-Gerbier la joue modeste :"J'espère que le peu que j'ai pu faire contribue à une prise de conscience." Ancien associé gérant de la société fiduciaire suisse Reyl et Cie, un temps chargé de la gestion du compte de Jérôme Cahuzac, ce financier affirme avoir remis le 2 juillet à la justice une liste d'une quinzaine de personnalités politiques françaises détentrices de comptes en Suisse.

    Président de la délégation de l'UMP en Suisse en 2007 lors de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, il soutient avoir agi sous le coup de la "colère, depuis trop longtemps intériorisée à force de voir ce qu'[il a] vu". La presse suisse est moins sentimentale, qui le présente comme un homme aux abois qui chercherait à se refaire une virginité en balançant sur les turpitudes du système bancaire suisse.

    Le cas Falciani

    Avant de se rendre célèbre, Hervé Falciani, informaticien de 41 ans, cadre à la banque HSBC, n'était qu'un employé indélicat. En poste à Genève, il a subtilisé des fichiers clients de sa banque avec l'intention de les monnayer auprès de concurrents. Malgré des contacts avec des filiales de grandes banques au Liban, l'affaire ne se fait pas. Hervé Falciani se tourne alors vers... la police française ! C'est ainsi qu'il transmet quelques noms de contribuables français ayant des comptes non déclarés en Suisse, en profitant dit-il de "failles dans la sécurité informatique" de sa banque, donnant accès à quelque 130.000 dossiers d'évadés fiscaux dont près de 9.000 Français.

    La justice suisse l'accuse de viol du secret bancaire. En France, il bénéficie aujourd'hui d'une protection officielle du ministère de l'Intérieur. Falciani collabore avec le fisc, la justice et les parlementaires, pour confondre les fraudeurs mais aussi pour mettre au jour toute architecture bancaire occulte mise en place à HSBC Genève. L'ancien personnage sulfureux est devenu un saint de la lutte contre la fraude fiscale, un authentique lanceur d'alerte concourant à l'intérêt général. "Sans des 'insiders' comme lui, il serait impossible d'essayer d'y voir clair dans les trous noirs de la finance", insiste son avocat William Bourdon.

    Isabelle Monnin et Olivier Toscer (avec Alice Campaignolle) - Le Nouvel Observateur


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