• "Le don est une affaire politique"

       Dimanche 23 Mars 2014

    Propos recueillis par Bertrand Rothé (Marianne)

       Cofondateur du Mouvement antiutilitariste dans les sciences sociales (Mauss), Alain Caillé revient sur le sens de son combat intellectuel depuis les années 80. Une lutte contre le capitalisme qui ne passe ni par Marx ni par les autres références habituelles de la gauche.


    Alain Caillé - DR
    Alain Caillé - DR
       Marianne : Vous avez publié récemment un ouvrage collectif signé ou rejoint par une centaine d'auteurs dont de grands noms des sciences sociales,
      -Pour un manifeste du convivialisme (1). Aujourd'hui, vous rééditez
      -Don, intérêt et désintéressement : Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres (2), un livre important dans la construction de votre parcours...

       Alain Caillé : C'est exact qu'il met en perspective notre parcours. La première édition date de 1993. C'est un peu un bilan d'étape des dix premières années de travail collectif au Mauss (Mouvement antiutilitariste dans les sciences sociales) amorcé en 1981. Avec un petit groupe d'amis, économistes, anthropologues et sociologues, nous constatons alors un bouleversement dans la division du travail intellectuel.

    A partir des années 70, le modèle de l'Homo œconomicus jusque-là réservé à l'étude du marché mute et se généralise. Quelques économistes d'abord, et presque tous ensuite, sortent de leur sphère traditionnelle de compétence pour faire de la science économique une, voire la science sociale générale. Cela commence par une théorie du capital humain. Gary Becker (prix Nobel d'économie) se demande combien ça rapporte de faire des études. Il travaillera aussi la théorie économique du crime.

    Ou encore, au sujet du mariage : Est-ce que c'est rentable de se marier ? Combien ça rapporte par an ? On peut généraliser à la religion : est-ce que c'est rentable de croire en Dieu ?, en continuité du reste avec Pascal - vous n'avez rien à perdre à croire que Dieu existe, s'il existe, vous aurez droit au paradis, s'il n'existe pas, vous ne perdez rien.

    Pascal, qui n'est pas exactement un économiste des années 70 !

    A.C. : Disons qu'ils l'actualisent... Nous constatons dans les années 80, avec surprise, que les autres sciences sociales suivent le mouvement. En France, mais c'est encore plus vrai à l'échelle internationale, les sociologues conçoivent leur science comme une généralisation du modèle économique. C'est le cas de Raymond Boudon avec son individualisme méthodologique, c'est aussi en partie le cas de Crozier et de Friedberg avec leur analyse stratégique des organisations, mais c'est aussi le cas bizarrement de Bourdieu, ce qui n'est presque jamais dit nulle part.

    L'auteur des Héritiers en exemple de cette généralisation du modèle économique à la sociologie, vous risquez de vous attirer les foudres des bourdieusiens ! Pouvez-vous expliciter ?

    A.C. : Bourdieu présente lui-même sa sociologie comme une «économie générale de la pratique» et n'oublions pas que ce qu'il reproche alors aux économistes, c'est de ne pas suffisamment généraliser leur modèle. Son modèle postmarxiste dépasse les choix rationnels conscients, pour analyser les choix intéressés inconscients.

    La sociologie, qui était largement holiste - c'est-à-dire qui considérait les faits sociaux globaux, la culture, les valeurs, les règles, etc., comme les déterminants de l'action des individus ou des groupes -, devient de plus en plus individualiste (ce sont les institutions sociales qui doivent être expliquées par les choix des individus).

    Avec Rawls et sa Théorie de la justice (1971), la philosophie politique, elle aussi, va commencer à se présenter comme une application du modèle de l'Homo œconomicus. C'est le début de ce que l'on va appeler la «globalisation» qui, au-delà de la mondialisation, consiste en une extension de la norme marchande (puis financière, puis spéculative) à toutes les activités sociales.

    Il y a aussi la dimension fondamentale de votre travail, qui est la réflexion sur le don...

    A.C. : La première partie de notre travail, que vous pouvez retrouver au tout début des Bulletins du Mauss, était donc une critique de cette évolution des sciences sociales. Mais peu à peu nous allons progresser sur deux points. Sur le don, nous allons nous appuyer sur les travaux de Marcel Mauss (1872-1950) et sur ce que dans Essai sur le don (1924) il appelle la «triple obligation de donner, recevoir, rendre». Le pas en avant consistera à comprendre que le phénomène du don n'est pas limité aux sociétés archaïques, ou bien aux cadeaux de Noël et à l'aumône.

    Pour le comprendre, il faut distinguer la «socialité primaire» et la «socialité secondaire». La socialité primaire recouvre la sphère des relations interpersonnelles - famille, amis, camaraderie, voisinage, etc. -, dans laquelle la personne compte plus que ce qu'elle fait. Dans la socialité secondaire, au contraire, celle du marché, de l'Etat ou de la science, les fonctions importent plus que les personnes.

    Nous montrons dans le livre de Jacques T. Godbout, l'Esprit du don (1992), qu'aujourd'hui encore la socialité primaire reste régie par la logique du don maussien et que, comme les fonctions sont toujours accomplies par des personnes, cela est également vrai en partie de la socialité secondaire.

    Sur la question de l'utilitarisme, le point de vue du Mauss a beaucoup évolué, non ?

    A.C. : Nous avons, il est vrai, progressé sur la compréhension de l'utilitarisme. Au début, nous nous disions antiutilitaristes, dans le sillage des travaux d'Emile Durkheim (1858-1917) et de Mauss, sans être allés y regarder de bien près. Or, tous les deux ont une vision très partielle de l'utilitarisme, qu'ils identifient à l'individualisme.

    Il faut bien comprendre que le point de départ de Durkheim, c'est l'opposition à Herbert Spencer (1820-1903), le grand «sociologue» de la fin du XIXe siècle. Nous le qualifierions aujourd'hui de néolibéral. Durkheim critique l'individualisme spencérien parce que, pour lui, l'individu n'est pas le point de départ de la vie sociale. Ni empiriquement ni moralement. Ce n'est pas l'individu qui produit la société mais l'évolution sociale qui produit l'individu, dont la plus haute figure n'est pas l'individu égoïste, calculateur, mais l'individu pleinement social. On ne naît pas individu. On le devient.

    Par ailleurs, Durkheim et Mauss condamnent moralement le développement de la société marchande et la figure de l'Homo œconomicus, qui n'a pas toujours été là, comme le montre Mauss. Mais l'utilitarisme, qu'on identifie souvent à la doctrine de Bentham (1748-1832), ne se réduit ni à l'individualisme ni à Bentham. C'est une manière de penser le monde et l'action humaine en ramenant tout à la question : à quoi ça (me) sert ?, qui est beaucoup plus ancienne et générale. Le modèle économique généralisé qui triomphe aujourd'hui, dans la théorie comme dans la pratique, est la cristallisation de cette matrice utilitariste.

    Au départ, à la suite de Marx et de Foucault, je pensais l'utilitarisme étroitement et exclusivement lié à la modernité bourgeoise. A son épistémê. J'ai voulu en chercher les prémices dans l'histoire de la philosophie et je me suis mis à la parcourir en partant de l'hypothèse, naturelle, que les premiers utilitaristes étaient les sophistes.

    Or, en me plongeant dans Platon, dans Protagoras, la République et Gorgias où c'est notamment le plus frappant, j'ai dû constater que le premier utilitariste, c'est Socrate, même s'il ne s'agit évidemment pas d'un utilitarisme vulgaire qui valoriserait l'argent et le profit. Reste chez lui, de manière récurrente, la thèse que le fondement et la mesure du juste, du beau, du bon, etc., c'est l'utile, c'est-à-dire un surplus calculable des plaisirs sur les peines. Cette proximité de Socrate et de l'utilitarisme était d'ailleurs une évidence pour les auteurs du XIXe siècle comme Hegel.

     La théorie du don que vous avez réhabilitée passe aux yeux de beaucoup pour un doux rêve. Comment faire pour l'imposer face à l'apparente scientificité des théories économiques libérales ?

    A.C. : Il faut se rendre compte en effet que, lorsque l'on parle de don à l'époque, au début des années 90, c'est quasiment obscène et interdit. On passait pour un doux altruiste... L'enjeu était donc de dégager la théorie maussienne du don face à deux grands courants de pensée dominants, à la fois opposés et complices.

    Le premier développe une conception hyperbolique du don, selon laquelle celui-ci est une chose tellement belle qu'elle ne peut pas exister. Il est la figure de l'impossible. Ou, plus exactement, il n'y a de vrai don que s'il n'y rentre aucune part d'intérêt. Vous connaissez la formule de Derrida : «Si je donne, alors je ne donne pas» ? Parce que si je donne, je sais que je donne, je me regarde donner, donc j'ai un bénéfice narcissique. Pour que le don soit véritablement un don, il faut donc, explique Jean-Luc Marion, qu'il n'y ait pas de sujet qui donne, pas d'objet donné et pas de personne qui reçoive. Vous avouerez que c'est compliqué.

    Symétriquement, on a un amalgame surprenant entre les économistes libéraux, les psychanalystes (j'allais les oublier) et Bourdieu, pour lequel le don est une simple illusion, puisque derrière le don il n'y a que de l'intérêt. Dans ce livre, je m'attache à développer une conception «médiocre» du don en renvoyant cette idée de médiocrité à Derrida qui opposait avec une pointe de mépris la vision de Mauss, «d'une incroyable médiocrité», à la sienne, grandiose.

    Je défends donc un don médiocre, à l'échelle humaine, un don qui ne soit ni du côté du calcul généralisé, ni du côté du sacrifice. Pour cela je reprends le travail de Mauss qui fait du don un hybride entre quatre mobiles organisés par paires : l'obligation et la liberté, d'une part, et ce que j'appelle l'intérêt pour soi et l'intérêt pour autrui (l'empathie), de l'autre.

    C'est là où vous devenez un homme politique...

    A.C. : Je l'ai toujours été - à vrai dire, pas un homme politique, mais un intellectuel soucieux du politique -, je ne le deviens pas. Depuis le début de la création du Mauss, nous sommes persuadés qu'il n'y a pas de séparation entre sciences sociales et pensée du politique. Nous sommes là encore dans la continuité de Mauss, qui a toujours été savant et politique. On ignore souvent qu'il a été le principal collaborateur de Jaurès, et qu'il était très engagé dans le socialisme associatif des coopératives de consommation.

    Durkheim partageait la même optique quand il écrivait que la sociologie ne vaudrait pas une heure de peine si elle ne devait pas permettre de fonder des choix moraux et politiques. Vous voyez qu'on est loin des savants désincarnés que l'on nous présente souvent.

    On dit que vos positions ont fait bouger Bourdieu à une époque. Est-ce exact ?

    A.C. : La critique de l'utilitarisme l'a sûrement fait évoluer, c'est vrai. Alors que dans ses premiers grands livres la notion d'intérêt était centrale et omniprésente, il l'abandonne ensuite au profit de la notion vague d'illusio. J'ai la faiblesse de croire que nous n'y sommes pas pour rien. Je voudrais ajouter que, durant tout son parcours, il aura été obsédé par la question du don.

    Toute sa sociologie vise à montrer que, si seulement le don pouvait exister, ce serait magnifique, mais que c'est impossible parce qu'il entre toujours de l'intérêt dans le don et que, puisqu'il peut être «intéressant d'être désintéressé», c'est donc qu'on n'est pas désintéressé. Encore les ravages de la conception grandiose du don, dont il nous faut absolument nous déprendre pour rebrancher les sciences sociales sur le politique. Car le don, tel que Mauss l'analyse, est politique. Et il n'y a pas de politique sans don.

    (1) Pour un manifeste du convivialisme, Le Bord de l'eau, 120 p., 14,80 €.

    (2) Don, intérêt et désintéressement : Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, Le Bord de l'eau, 220 p., 16,50 €.

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