• Le paysan impossible (Yannick OGOR)

    Le paysan impossible (Yannick OGOR)

                                                               2017    250 p.    12 €

        Comment sortir de la confusion politique qui frappe le monde agricole ? Comment en révéler les antagonismes et y assumer le conflit de classes ?

      Yannick Ogor, ancien animateur de la Confédération paysanne, éleveur et maraîcher en Bretagne, retrace la contestation agricole en France depuis soixante ans, ses tentatives et ses impasses.

       Mêlant récit autobiographique et Histoire, il revient aux racines de la question agricole, éclaire les lieux de pouvoir et les faux-semblants qui structurent l'alimentation des masses.

      Pour qu'on puisse enfin se départir de l'immuable et mensongère figure du « paysan » qui ne sert qu'à justifier l'asservissement de l'agriculteur à la logique industrielle.

    VIDEO :  Yannick Ogor : La gestion par les normes, dernière étape de l'industrialisation de l'agriculture

      https://www.youtube.com/watch?v=Fphu4QwOong (1h.45mn)

          Voici un livre très complet sur l’agriculture, qui saura peut-être faire comprendre à des lecteurs relativement éloignés de ces métiers et de ces modes de vie ce qui a pu se jouer en France lorsque la paysannerie a été déstructurée puis détruite au cours du 20ème siècle. Pour les lecteurs proches du monde rural, ce livre n’aura pas de mal à devenir une arme.

    « J’ai choisi la vie d’éleveur de brebis et de maraîcher. Avant tout, je voulais fuir le néant et l’humiliation du salariat. Devant l’horizon saturé de la société industrielle, j’aurais pu me satisfaire d’une discrète fréquentation du vivant : un petit jardin, une petite basse-cour, deux ou trois brebis, quelques fruitiers… J’aurais pu me satisfaire de fréquenter ce qui, chaque jour un peu plus, se dérobe à nous, et en tirer un peu de poésie, voire un peu d’autonomie vis-à-vis de ce monde. Mais j’ai eu ce pressentiment tenace : qu’à ces petites fréquentations de la nature quelque chose manque, ou plutôt, que d’une fréquentation, on peut toujours s’absenter ; et que cela, confusément, je n’en voulais pas. Au contraire, je cherchais à être pris. Car voilà bien ce qui est insupportable dans ce monde : ne jamais être pris par rien, ne tenir à rien, pouvoir être indifféremment là ou ailleurs, flotter dans l’inconsistance, se laisser porter. Etre pris comme l’inverse même d’être pris en charge. »

      Yannick Ogor a donné la forme d’un livre à des années de réflexions, anecdotes, pensées, sentiments, analyses et colères. Ces années, il les a passées comme éleveur, maraîcher, animateur de la Confédération Paysanne, « paysan chômeur » (si l’on en croit la classification administrative). C’est une histoire vécue de l’intérieur, proche de l’autobiographie par moment, écrite avec style et précision. Elle croise l’histoire de la Bretagne, les espoirs et les erreurs d’une jeunesse agricole qui a cherché à moderniser la « production », notamment en érigeant le modèle hors-sol comme voie d’avenir.

      L’auteur tient particulièrement à lever le voile sur des idées reçues, sur des paradoxes. C’est notamment en ça que le livre m’a beaucoup touché : il n’a rien de simpliste. Parce que Yannick Ogor cherche à comprendre comment on en vient à tenir pour acquise une situation terrible : l’élimination de toute forme de vie autonome par des mécanismes de contrôle alliés à des régulations économiques.

      Par exemple, il montre comment est convoquée de manière mensongère, par la droite comme par la gauche, l’idée d’une « libéralisation » de l’économie agricole (il réfute ce qu’il nomme « l’illusion libérale » en montrant que l’agriculture a été, après-guerre, un secteur dominé par la planification et la politique d’Etat, et explique les mécanismes à l’œuvre aujourd’hui entre Europe, Etat et industriels). Comme s’il y avait d’un côté l’aléatoire du Marché et de l’autre, les raisonnables régulations de ce même Marché. En réalité, l’on voit à chaque réunion, à chaque crise, à chaque résolution de crise, que ces deux entités font partie du même capitalisme, que l’on finit par ne même plus nommer.

      La question du recours aux normes est, de ce fait, traitée de manière particulièrement éclairante. C’est vrai : il faut se demander comment une forme de vie aussi indépendante que la paysannerie a pu finir par voir son salut dans la profusion de normes et de contrôles sur la « qualité » et la « traçabilité », deux notions phares de la société industrielle.

      Mais qui aujourd’hui chercherait à défendre les « agriculteurs hors des clous » ? Au nom de quoi ? D’une « paysannerie » qui n’existe plus ? D’une « profession agricole » ? Il y a là le pressentiment d’une impasse, comme l’annonce le titre même de l’ouvrage. Yannick Ogor montre bien que ces termes ont toujours permis de se débrouiller avec des réalités de classe très différentes les unes des autres. Quitte à, aujourd’hui, nier totalement les implications sociales de la division du travail. Et l’élimination presque mécanique des « hors-normes ». On parle de «coopératives » pour des entreprises qui n’en sont plus, d « intégration » pour des relations de subordination, d’ « auto-entreprise » pour de l’auto-exploitation, etc etc.

      Pour expliquer ce flou d’aujourd’hui, et cet abandon de la problématique de la lutte des classe en agriculture, il cherche aussi à mettre en lumière le rôle idéologique et politique de la gauche paysanne, depuis les Paysans Travailleurs des années 70 jusqu’aux dernières prises de position de la Confédération Paysanne aujourd’hui. Comment la colère a-t-elle pu devenir cogestion ? Comment devant la certitude du désastre, la proposition de le « gérer » est-elle rendue consensuelle ?

     

    Ce livre c’est donc aussi celui des espoirs déçus, des jeux politiques, des trahisons et des coups de force. C’est l’appel à une recomposition de la lutte hors de la figure mythique du paysan, hors des vieilles lunes syndicales, peut-être, hors du cadre des « professions ». Collectifs de chômeurs, colocs rurales, habitué-e-s des fermes, bricoleuses et bricoleurs trouveront bien matière à penser et à agir dans ce très bon ouvrage.

    Je crois que le livre de Yannick a ceci de particulier que, tout en étant consacré, de manière très précise, à l’agriculture, il parle du monde. Il s’adresse à toutes celles et ceux qui ne se sente pas bien, justement, dans ce monde. Ceux qui se lèvent le matin avec une colère irrésolue, qui aimeraient voir leurs luttes gagner un peu du terrain que l’économie a grignoté partout, pendant des siècles. Je n’ai pas été d’accord avec tout ce que j’y ai lu, mais j’y ai beaucoup repensé, j’en ai discuté avec des amis, j’ai relu des passages, j’ai emporté avec moi un peu du regard de l’auteur en pensant à d’autres aspects de la vie, qui sont aujourd’hui en passe d’être tout autant ravagés par l’économie que la paysannerie l’a été.

    http://lescahiersdubruit.com/le-paysan-impossible-de-yannick-ogor

     


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