À quelques rues de là, Najiba Souissi, assistante maternelle, prépare le goûter pour les enfants dont elle s’occupe. Sur la table, des biscuits en forme d’ours et d’autres à la confiture. Le tout fait maison, sans emballage. « J’ai entendu parler du défi il y a plus d’un an, à la médiathèque. Comme je suis curieuse, je me suis inscrite », explique cette professionnelle de 48 ans, au sourire et à l’élan communicatifs. Elle achète autant que possible en vrac, en apportant ses sacs en tissu, a cousu des essuie-tout lavables, cuisine toutes ses confitures et demande aux parents des bambins de privilégier les fruits aux compotes emballées. « Désormais, je ne travaillerai qu’avec des parents qui acceptent les couches lavables. Ils s’en procureront, je les laverai : je suis super motivée ! »
« On apprend à fabriquer nos crèmes, nos démaquillants, nos tablettes lave-vaisselle »
En plus du pèse-poubelle, du site Internet, de composteurs collectifs et de réunions d’informations, la ville accompagne surtout les familles en leur proposant une quarantaine d’ateliers gratuits. Comment faire du lombricompostage, créer son poulailler, fabriquer sa mousse à raser, etc. Les activités sont animées par des associations locales et des prestataires. « Les deux ateliers fondamentaux sont ceux sur l’eau du robinet et le compost, décrit Isabelle Bras, coordinatrice de l’Association d’éducation à l’écocitoyenneté (Astuce), organisatrice d’ateliers et de Repair cafés. Car les biodéchets et les bouteilles de plastique constituent le gros des poubelles. » Elle propose aussi des séances sur le goûter, le cartable ou la trousse de toilette zéro déchet. Les familles choisissent les ateliers selon leurs envies, repartent avec une trousse cousue main ou un déodorant fait maison, et tous les ingrédients pour continuer chez elles.
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Soutenez l’indépendance de Basta! en faisant un don.L’atelier le plus demandé est celui de fabrication de produits d’entretien, comme la lessive ou les nettoyants multi-usages : « On pourrait penser que ça réduit peu les déchets, mais c’est très économique et les gens adorent faire eux-mêmes », observe Alexandre Garcin. Dans un grand panier, Najiba Souissi a rangé tous les ingrédients qui lui permettent de s’adonner à sa nouvelle passion : le fait maison. « J’adore les ateliers. On apprend à fabriquer nous-mêmes nos crèmes, nos démaquillants, nos tablettes lave-vaisselle. »
Chez Najiba (crédit : Julien Pitinome)
Souvent, les gens craignent que le zéro déchet leur demande trop de temps et d’efforts, a remarqué Delphine Barbry : « Mais c’est surtout drôle et ludique de produire soi-même. » Pour préparer Noël, les colocataires se sont lancés dans une activité collective de confection de cadeaux : « Des coussins teints, des sacs à tartes, des lingettes en tissu. Aurélien a appris à coudre. » Alexandre Dewas, céramiste, confirme que la démarche devient sympa quand il n’y a ni pression, ni obligation de résultat. « On est loin d’être irréprochables, admet Delphine. Mais on ne se culpabilise pas, on voit plutôt ça comme un jeu. » Le défi a motivé les familles. « D’abord parce que la réduction de déchets et plus parlante que la réduction d’énergie. Tout simplement parce qu’elle est visible, constate Alexandre Garcin. Et parce que c’est convivial et financièrement intéressant. »
1000 à 3000 euros d’économies sur un an
En cherchant à produire moins de déchets, les familles du défi ont découvert qu’elles achetaient moins, et donc qu’elles dépensaient moins. Elles réalisent 1000 à 3000 euros d’économies sur un an. « Au départ, je voulais juste apprendre à moins gaspiller, raconte Najiba. Puis l’économie financière est devenue flagrante. » La démarche l’a amenée à revoir complètement sa façon de consommer. Adepte des promotions, elle aimait compter quatre sortes de pâtes différentes dans ses placards. « Je me disais : dans une bonne maison, il faut avoir de tout. » Elle achetait des nouveaux fruits et jetait les anciens. « Avant, j’aimais faire les magasins. Acheter, toujours acheter. Mais quelle arnaque ! C’est fini. Je préfère fabriquer et échanger. Je peux me balader sans ressentir cette envie frénétique d’entrer dans les magasins, et j’ai plus de temps pour le reste. »
À celles et ceux qui pensent qu’il s’agit d’une « mode de bobos », Alexandre Garcin rappelle que 20% des familles inscrites au défi n’ont pas d’adresse Internet. Certaines reçoivent des colis d’aide alimentaire. Repenser leur consommation et faire des économies sont des pratiques qui ont beaucoup de sens pour les ménages modestes. « Un des supermarchés de la ville détient le record national de vente de chips. Lorsque l’on a un budget serré, on favorise les produits apparemment les moins chers, souvent transformés, sur-emballées et de mauvaise qualité. » Mais l’élu avoue qu’au départ, il a cru nécessaire de proposer aux participants une petite compensation financière.
Alexandre Garcin (crédit : Julien Pitinome)
« Je n’ai compris qu’avec l’expérience que c’était inutile. Car les gens gagnent vraiment en pouvoir d’achat. Et puis, lors d’un voyage d’étude sur le zéro déchet en Italie, je me rappelle avoir demandé comment ils réussissaient à motiver les habitants. La fierté, ont-ils répondu. Ça fonctionne en rendant les gens fiers de leur démarche. » Isabelle Bras constate que la fragilité économique des habitants n’a pas été un frein, au contraire : « On aurait pu croire qu’un tel projet ne peut pas se lancer dans une commune en difficulté. Eh bien si. Partout, on peut initier des projets innovants, qui bénéficient à tout le monde. »
Alimentation, santé, lien social, biodiversité...
En s’attaquant à de simples poubelles, les participants secouent d’autres questions : l’alimentation, la santé, le lien social, la biodiversité, la relocalisation de la production. « Depuis que j’ai appris à lire les étiquettes lors d’un atelier, je me pose des questions avant d’acheter, souligne Aurélien. Comment cela a été fabriqué, par qui, en dépensant quelle énergie ? » Depuis qu’il est engagé dans la démarche, Alexandre Dewas s’est aussi documenté sur les effets nocifs des engrais et des perturbateurs endocriniens : « Le zéro déchet est politique. Il rassemble des gens autour de l’idée de moins et mieux consommer, et surtout de la nécessité de se mobiliser pour une transition écologique. » Isabelle Bras confirme que le zéro déchet est un très bon outil pour aborder avec les habitants la discussion nécessaire, mais compliquée, sur le changement climatique.
« Avec le défi, j’ai pris conscience que la planète se dégrade, qu’on doit faire attention à la vie, appuie Najiba. Que nos petits gestes permettent de protéger la Terre et nos petits-enfants. » Après la mise en place du défi familles à Roubaix, la démarche a été étendue à d’autres communes de la métropole, à l’administration et surtout aux cantines scolaires, où sont menées des actions concrètes de réduction du gaspillage et des emballages jetables. La Ville travaille aussi sur la création d’une rue de commerçants « zéro déchet ». Alexandre Garcin aimerait aussi intégrer un critère « déchets » dans les marchés publics.
« Le zéro déchet a permis à des familles de se considérer et de vivre différemment »
La démarche Zéro déchet a nécessité 200 000 euros d’investissements pour le financement d’un poste de maître composteur, d’un poste administratif, d’un autre pour l’accompagnement des commerçants, plus le coût des ateliers. La commune ayant été sélectionnée comme « territoire zéro déchet », la moitié est prise en charge par l’État. Pour Alexandre Garcin, ces investissements sont nécessaires, et il faut les poursuivre : « Les économies réalisées par les familles sont bien réelles. Et devant les enjeux de réchauffement climatique et d’épuisement des ressources, nous voulons continuer à soutenir un projet politique de décroissance de la consommation et de relocalisation de la production. »
Chez Najiba (crédit : Julien Pitinome)
Au-delà de l’équilibre comptable, Isabelle Bras trouve que l’une des réussites de l’initiative est d’impliquer tous les acteurs d’une ville : « Non de manière autoritaire, mais en se basant sur les échanges entre les gens. Le zéro déchet a créé du lien social durable, des amitiés entre des familles. Les gens partagent leurs solutions locales. Une ville est une échelle idéale pour cela. » Selon Alexandre, la richesse des ateliers tiendrait en effet beaucoup à tous les conseils échangés entre personnes ainsi embarquées dans la même aventure. « Il y a un brassage social qu’on voit rarement ailleurs : les économes, les écolos, classes sociales et âges vraiment différents. Je discute avec des gens que je n’aurais jamais croisés autrement. »
Et à défaut d’avoir rendu les trottoirs plus propres, la démarche zéro déchet a clairement changé l’image de la ville. « Dès qu’on parlait de Roubaix à la télé, on avait droit à la comparaison avec Chicago et à la musique dramatique, grimace Isabelle Bras. Le zéro déchet a changé la donne. Et il a permis à des familles de se considérer et de vivre différemment. » Dans son appartement, Najiba Souissi prépare avec enthousiasme un panier de matériel. Demain, elle emmène des enfants à la maison de retraite du quartier, pour apprendre aux jeunes et aux moins jeunes à confectionner un sac de courses à partir d’un T-shirt de récup’, sans couture. On est bien à Roubaix : la ville du zéro déchet.
Audrey Guiller
Reportage photos : Julien Pitinom
Notes
[1] Dans un Repair café, des bénévoles aident des habitants à réparer leurs objets en panne ou brisés.
[2] Source : Insee 2018.