• THEORIE La mondialisation ou l’inégal échange

    Samir Amin 21/08/2018

    https://www.alternatives-economiques.fr//mondialisation-linegal-echange

      Samir Amin est décédé le 12 août dernier à l’âge de 87 ans. Economiste franco-égyptien, il était l’un des premiers et principaux théoriciens des échanges mondiaux et des inégalités dont est porteur leur développement. Inlassable défenseur du tiers-monde puis militant de l’altermondialisme, il avait contribué au récent dossier d’Alternatives Economiques sur l’actualité de la pensée de Karl Marx. C’est ce texte que nous publions ci-dessous.

      Le lecteur intéressé pourra également consulter l’hommage à Samir Amin que Jean-Marie Harribey a publié sur son blog. (https://blogs.alternatives-economiques.fr/harribey)

    Le système capitaliste cherche sans cesse à élargir ses possibilités d’accumulation. Dans le Manifeste du Parti communiste, Karl Marx et Friedrich Engels donnent toute son importance à la conquête du monde par le capitalisme. « Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie a donné une tournure cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. [...] Les antiques industries nationales ont été anéanties et continuent à l’être chaque jour. Elles sont évincées par des industries nouvelles, dont l’introduction devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, des industries qui ne transforment plus des matières premières du pays, mais des matières premières en provenance des zones les plus reculées. [...] La bourgeoisie oblige toutes les nations à faire leur, si elles ne veulent pas disparaître, le mode de production de la bourgeoisie. [...] La bourgeoisie supprime de plus en plus l’éparpillement des moyens de production, de la propriété et de la population. Elle a aggloméré la population, centralisé les moyens de production et concentré la propriété en un petit nombre de mains1. » 

     THEORIE La mondialisation ou l’inégal échange A lire L'Economie Politique n°079 - 07/2018

       Le centre et la périphérie

      Ce déploiement comporte des aspects historiquement positifs. Néanmoins, dans d’autres écrits, les deux penseurs insistent sur l’horreur de ces premiers stades de l’accumulation : la dépossession violente des paysans, la destruction des sociétés conquises (Irlande, Amériques), la traite négrière. Surtout, Marx et Engels ont eu l’intuition d’un développement inégal des échanges internationaux. L’expansion mondialisée du capitalisme a toujours été polarisante, à chacune des étapes de son déploiement, au sens où elle construit une opposition entre des centres dominants et des périphéries dominées.

      Marx et Engels insistent sur l’horreur des premiers stades de l’accumulation : la dépossession violente des paysans, la destruction des sociétés conquises

      La pensée mainstream se doit d’ignorer cette réalité : elle promet aux peuples des périphéries un "rattrapage" dans et par les moyens du capitalisme. Selon cette pensée, l’impérialisme n’aura été qu’une parenthèse dans l’histoire, assurant la mondialisation réelle et homogénéisante du modèle capitaliste avancé. Les pays émergents témoigneraient de la possibilité de cette dynamique de développement.

    La réalité du capitalisme mondialisé est tout autre. Comprendre la polarisation qu’il impose nécessite la prise en considération des luttes sociales internes aux pays et leur articulation aux conflits majeurs entre nations (centres impérialistes-périphéries en lutte pour leur libération), comme celle des conflits entre les puissances centrales dominantes. Marx s’était proposé de traiter cette question dans deux livres du Capital qui n’ont pas été écrits.

    Une main-d’oeuvre bon marché

     Pour comprendre les relations de pouvoir au sein de l’espace capitaliste mondialisé, il faut se pencher sur l’articulation déterminante entre le secteur de production des biens de consommation et celui de la production des biens d’équipement. Cette articulation déterminante a caractérisé le développement historique du capitalisme au centre du système (en Europe, en Amérique du Nord et au Japon). Le modèle de l’accumulation et du développement économique et social à la périphérie du système mondial n’a rigoureusement rien à voir avec celui-ci et demeure jusqu’à ce jour différent. Voici pourquoi.

    Sous l’impulsion du centre, il se créé dans la zone périphérique un secteur exportateur qui joue un rôle déterminant dans le façonnement du marché mondial

    Sous l’impulsion du centre, il se créé dans la zone périphérique un secteur exportateur qui joue un rôle déterminant dans le façonnement du marché mondial. La raison première de la création de ce secteur exportateur est claire : obtenir de la périphérie des produits qui représentent des éléments constitutifs du capital constant (matières premières) ou du capital variable (produits alimentaires) à des prix inférieurs à ceux qui caractérisaient la production du centre de produits analogues.

    Les produits exportés par la périphérie sont intéressants dans la mesure où, à niveau égal de productivité, la rémunération du travail peut être inférieure à ce qu’elle est au centre. Et elle peut l’être si les sociétés de la périphérie sont soumises par tous les moyens à cette nouvelle fonction : fournir de la main-d’oeuvre bon marché au secteur exportateur. La société - devenue en ce sens dépendante - perd de ce fait son caractère « traditionnel » : ce n’est évidemment pas la fonction des sociétés traditionnelles (c’est-à-dire précapitalistes) que de fournir de la main-d’oeuvre à bon marché au capitalisme ! C’est là que se trouve les racines de la théorie de l’échange inégal.

    L’élargissement du marché au centre

    La question du développement doit être repensée dans ce cadre, sans référence au « dualisme », c’est-à-dire à la prétendue juxtaposition d’une société « traditionnelle » autonome et d’une société « moderne » en extension. Dans le modèle capitaliste polarisé, la rémunération du travail dans le secteur exportateur sera aussi basse que les conditions économiques, sociales et politiques le permettent. Quant au niveau de développement des forces productives (niveau de qualification du travail, niveau de l’investissement en capital, etc.) il sera hétérogène, avancé dans le secteur exportateur, arriéré dans le reste de l’économie.

    Cette arriération - maintenue par le système - est la condition qui permet au secteur exportateur de bénéficier d’une main d’oeuvre bon marché. Dans ces conditions, le marché intérieur engendré au sein de la périphérie par le développement du secteur exportateur demeure limité. La contradiction entre la capacité de consommer et celle de produire est surmontée à l’échelle du système mondial dans son ensemble (centre et périphérie) par l’élargissement du marché au centre, la périphérie - méritant pleinement son nom - ne remplissant qu’une fonction marginale, subalterne. Cette dynamique conduit à une polarisation grandissante de la richesse au bénéfice du centre.

    Les méthodes mises en oeuvre pour s’assurer une rémunération faible du travail sont fondées sur le renforcement de couches sociales locales dominantes au sein de la périphérie.

    Certes, à partir d’un certain niveau d’extension du secteur exportateur, un marché intérieur se développe au sein de la périphérie. Mais par rapport au marché engendré dans les pays du centre, celui-ci est biaisé en défaveur (relative) de la demande de biens de consommation « de masse », et en faveur (relative) de celle de biens « de luxe ». Car les méthodes mises en oeuvre pour s’assurer une rémunération faible du travail sont fondées sur le renforcement de couches sociales locales dominantes au sein de la périphérie, qui remplissent la fonction de courroie de transmission : latifundiaires, paysans riches, bourgeoisie commerciale comprador, bureaucratie étatique, etc. C’est pourquoi, le marché interne sera donc fondé principalement sur la demande « de luxe » de ces couches sociales.

    L’insertion inconditionnelle de la périphérie

    Les économistes ne se sont intéressés aux questions qu’ils ont qualifiées « de développement » que fort tardivement, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Jusqu’alors on utilisait l’expression cynique, mais juste, de mise en valeur des ressources des colonies au bénéfice des métropoles. Le changement de langage, imposé par la reconquête de leur indépendance par les peuples d’Asie et d’Afrique, n’a pas remis en question les politiques mises en oeuvre par l’impérialisme, le néocolonialisme exigé par l’extension du capitalisme prenant la succession du colonialisme politique.

    Néanmoins la théorie dominante a pensé utile d’ajouter que la poursuite de l’insertion inconditionnelle des pays de la périphérie dans le système mondial leur permettrait de rattraper leur retard. Walt Whitman Rostow a produit à cet effet en 1960 une théorie prétendue universelle des étapes de la croissance : copiez donc l’Europe et les Etats Unis, mais en allant plus vite ! En 1957 - avant la parution de l’ouvrage de Rostow -, j’avais démontré dans ma thèse de doctorat2 que cette théorie n’avait aucune valeur scientifique, le développement et le sous-développement constituant les deux faces de la même médaille.

    Rostow ignorait superbement que le développement capitaliste dans ses centres avait bénéficié d’un avantage décisif, du fait que l’excédent de population rurale, que l’industrialisation ne pouvait absorber, avait pu émigrer en masse vers les Etats-Unis. Reproduire ce même modèle dans les périphéries contemporaines pour régler la question agraire par les moyens qui avaient permis le développement des centres - exigerait quatre Amériques ouvertes à l’émigration d’Asie et d’Afrique ! A défaut, les peuples concernés sont contraints de s’engager dans une voie nouvelle, celle de l’invention d’une longue transition vers le socialisme.

    • 1. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, Flammarion, pp. 78-79.
    • 2. L’accumulation à l’échelle mondiale, Editions Anthropos, Paris, 1970.

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