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Une question de taille (Olivier REY)
2014 288 p. 20 €
Pourquoi les araignées géantes des films d’horreur ou les Lilliputiens que découvre Gulliver au cours de ses voyages ne se rencontrent jamais « en vrai » ? Parce que dans la réalité, la taille n’est pas un paramètre que l’on pourrait fixer à volonté : chaque être vivant n’est viable qu’à l’échelle qui est la sienne. En deçà ou au-delà, il meurt, à moins qu’il ne parvienne à se métamorphoser.
Il en va de même pour les sociétés et les cultures. La plupart des crises contemporaines (politiques, économiques, écologiques, culturelles) tiennent au dédain affiché par la modernité pour les questions de taille. Nous mesurons tout aujourd’hui, des volumes de transactions à la bourse aux taux de cholestérol, de la densité de l’air en particules fines au moral des ménages.
Mais plus nos sociétés se livrent à cette frénésie de mesures, moins elles se révèlent aptes à respecter la mesure, au sens de juste mesure. Comme si les mesures n’étaient pas là pour nous aider à garder la mesure mais, au contraire, pour propager la folie des grandeurs.
Ce livre s’attache à décrire et comprendre par quelles voies, au cours des derniers siècles, nous avons perdu la mesure. Et aussi ce sur quoi nous pourrions nous fonder pour la retrouver, afin de mener une vie authentiquement humaine.Olivier Rey est chercheur au CNRS, mathématicien et philosophe. Il a enseigné les mathématiques à l’École polytechnique et enseigne aujourd’hui la philosophie à l’université Panthéon-Sorbonne. Il est l’auteur d’essais et de romans parmi lesquels-Le Testament de Melville (Gallimard, 2011) et-Après la chute (Pierre-Guillaume de Roux, 2014).Extrait Ambiance générale
Prologue : la courte histoire du quartier Pruitt-Igoe
Les grandes réalisations de l'architecte américain Minoru Yamasaki ont eu un triste destin. Le World Trade Center de New York, conçu dans les années 1960 et achevé au début des années 1970, a vu ses deux tours principales - hautes de plus de 400 mètres et, au moment de leur construction, les plus élevées du monde -, détruites le 11 septembre 2001 par l'impact d'avions de ligne détournés par des terroristes. Si Yamasaki avait été choisi pour édifier ce centre géant, c'est qu'il avait déjà de vastes ouvrages à son actif. Le premier et plus considérable d'entre eux, achevé en 1955, était un ambitieux programme de logement social à Saint-Louis dans le Missouri, comprenant 33 barres de 11 étages et 2870 appartements. Ce quartier portait le nom de Wendell Oliver Pruitt, un pilote de chasse afro-américain de la Seconde Guerre mondiale, et de William Léo Igoe, un ancien élu démocrate à la Chambre des représentants - double dénomination due au fait que, au début des années 1950, la ségrégation raciale dans le logement était encore en vigueur dans l'État du Missouri, et que certains immeubles devaient être réservés aux Blancs, d'autres aux Noirs (ségrégation qui se trouva abolie peu avant l'achèvement du programme).
À regarder les photographies, on ne peut manquer d'être frappé par la taille du quartier Pruitt-Igoe, par le «brutalisme» revendiqué de son architecture, par l'indifférence totale des concepteurs à son insertion dans l'environnement. Ces traits n'ont rien de propre aux États-Unis, ni même à l'Occident : la propension au gigantisme et le mépris des lieux étaient plus accusés encore dans les pays communistes, et se retrouvent aujourd'hui dans les grandes villes de Chine et des pays dits émergents. Un certain esprit moderne triomphe dans la substitution, au monde naturel, d'un espace indifférencié où rien ne fait obstacle à la pensée, et plus spécialement à la pensée géométrique. Rilke, il y a presque un siècle, en avait fait le constat : «Où jadis était une maison stable se présente une production de l'imagination, mal fichue, relevant de la pensée seule, comme si elle se dressait encore tout entière dans le cerveau.» Cette soumission de la nature à la géométrie, et à une géométrie rudimentaire, passe par des moyens techniques aptes à être déployés de la même manière sur n'importe quel terrain : l'homogénéité de l'espace géométrique euclidien s'objective par l'intermédiaire d'engins d'arasement propres à rendre tout lieu équivalent à un autre. Le mot «bulldozer» est dérivé de bulldose, littéralement «dose pour un taureau», terme plus ou moins argotique qui aurait servi au XIXe siècle, en Amérique, à désigner une punition par le fouet particulièrement sévère infligée à un esclave, puis, aux lendemains de la guerre de Sécession, les intimidations, menaces, violences dont furent victimes les Noirs dans certains États du Sud. Les bulldozers étaient les hommes qui exerçaient de telles pressions et violences. Cette étymologie sinistre vient rappeler, à nos sensibilités émoussées par l'habitude, à quel point les engins de terrassement modernes sont agressifs et brutaux envers la terre qu'ils nivellent et uniformisent. Les villes anciennes étaient bâties selon la configuration des lieux, avec les matériaux locaux, et organisées autour d'un centre ; leurs extensions récentes se ressemblent toutes et sont sans polarité, elles pourraient s'étendre plus ou moins identiques à elles-mêmes, comme des flaques de sauce, jusqu'à l'infini. On apprend à se déplacer dans ces espaces urbanalisés (pour reprendre l'expression de Francesc Munoz) non plus en fonction de ce que l'on voit, mais des instructions du Global Positioning System qui nous situe sur une carte en fonction de données fournies par satellites : «conçu pour les déserts, l'instrument, aujourd'hui, est utilisé dans les villes». Comme le constatait déjà le Zarathoustra de Nietzsche, le désert croît.Revue de presse
Qu'on s'essaie à parler d'architecture ou de politique, de morale ou d'urbanisme, d'économie ou de pédagogie, de technique, de médecine ou d'écologie, en prenant pour paramètre, c'est le cas de le dire, les notions de petitesse et de grandeur : les résultats sont étonnants ! C'est ce que fait Olivier Rey, mathématicien et philosophe, dans Une question de taille...
L'ouvrage est en réalité une explication, une illustration, une intelligente «utilisation» de la pensée d'Ivan Illich (1926-2002). Le penseur autrichien naturalisé américain - prêtre catholique jusqu'en 1967 - n'a plus l'aura qu'il avait dans les années 70, quand ses livres - Une société sans école, la Convivialité,Energie et équité,Nemesis médicale,le Chomage créateur, etc. - défrayaient la chronique et étaient brandis comme des drapeaux (plutôt rouges)...
Mais il ne fait pas que la «reprendre» : il s'en nourrit pour identifier et penser à son tour les «métastases» des sociétés actuelles, en utilisant le critère de la taille. (Robert Maggiori - Libération du 20 novembre 2014)
Economie, urbanisme, humanisme... Olivier Rey dénonce la folie des grandeurs. Un vivifiant éloge de la raison. Philosophe et mathématicien, enseignant discret qui oeuvre à l'université Panthéon-Sorbonne et ne court pas les plateaux de télévision, Olivier Rey reflète fort bien, par son ambition, la thèse de son livre, qui vient d'obtenir le prix Bristol des Lumières 2015 : il faut être exigeant et non vorace, parce que le trop est l'ennemi du mieux. (Christophe Barbier - L'Express, février 2015)
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