éprouver de la honte. Je le congèle et, un jour, il deviendra une meringue. »
A-t-elle subi un grave traumatisme ? Pas du tout. Il lui est simplement arrivé la même chose qu’à beaucoup d’entre nous ces dernières années. Elle s’est mise à manger du quinoa, s’est inscrite dans une Amap, a pris l’habitude de trier ses déchets… Elle a rallié la culture bio qui gagne la société. Du coup, elle s’informe sur le sort de la planète et le contenu de son assiette. Et les chiffres du gaspillage alimentaire confrontés à ceux de la faim dans le monde la choquent : en France, 40 kilos d’aliments par habitant finissent à la poubelle chaque année, selon l’association France Nature Environnement ; un tiers de la nourriture produite pour la consommation humaine dans le monde est perdu, selon la FAO, l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (« Global Food Losses and Food Waste », 2011).
Un vrai scandale, à la fois écologique, économique et moral, qui crée des vocations de chasseurs de gaspillage. Il y a la frange militante, les freegans – mélange de free, gratuit, et de vegan, végétalien radical. Le mouvement est né aux Etats-Unis et atteint l’Europe. Ses partisans ramassent leur nourriture dans les poubelles. Ils ne font pas partie des plus pauvres, mais ils condamnent la société de consommation, refusent le « système », y compris médiatique (ceux que j’ai contactés m’ont d’ailleurs claqué la porte au nez). Leurs positions sont extrêmes, mais le militantisme antigaspi prend une autre tournure. Il recrute dans toutes les couches de la société.
Un cercle vertueux
Amandine Geers voit débarquer ces nouveaux consommateurs dans ses cours de cuisine écolo-bio. « Quand j’ai commencé, en 2002, en Poitou-Charentes, je recevais surtout des femmes d’une cinquantaine d’années, issues d’un milieu rural. Eviter le gaspillage leur était naturel. Depuis 2006, je travaille à Paris. Mes ateliers sont depuis fréquentés par de jeunes parents qui veulent s’y mettre mais n’y connaissent pas grand-chose. Ils ont besoin de repères. » Ces récents convertis ont grandi dans des familles où l’on a désappris à cuisiner. Les plats tout prêts y étaient synonymes de progrès. Passer du temps à accommoder les restes ? A quoi bon, quand il était si simple de les jeter. Devenus adultes, ils veulent nourrir autrement leur progéniture.
Entre deux recettes, Amandine leur livre des idées simples. « Avec les restes d’un repas, on peut faire une omelette, un cake salé. Eplucher les légumes ? C’est inutile quand ils sont bio et sans pesticides, c’est même dommage puisque la peau concentre une bonne partie des nutriments. Il suffit de les laver avec une brosse. Même le potimarron peut être cuit ou râpé cru et consommé avec sa peau. Et on peut manger les fanes des carottes et les tiges vertes des oignons : c’est économique, créatif et ludique. » La tempura d’épluchures d’Amandine, son velouté de cosses de fèves à la menthe ou ses tiges de betterave confites sont un régal. Elle a même consacré un livre de recettes à ce que d’autres jettent à la poubelle (« Je cuisine les fanes », Terre vivante, 2011).
Shabnam Anvar est consultante en solutions durables. Cette Parisienne, qui a des origines américaines et iraniennes, est une vraie écolo enthousiaste. « Sortir du gaspillage, dit-elle, est un cercle vertueux. On commence par moins gaspiller la nourriture, puis son temps et les relations humaines infructueuses comme les réunions à répétition… Une fois qu’on a commencé à se poser des questions sur l’un des aspects de ce gaspillage, on continue sur le reste. » Elle fait du compost dans une boîte où grouillent des vers, placée sur le palier de son appartement (faute de jardin, d’autres choisissent le balcon ou même la cuisine), assure être de moins en moins un cas isolé : « Je constate un écœurement, un ras-le-bol généralisé de ce “toujours plus”. »
Car les gestes verts progressent, avec un effet boule de neige. « Depuis quelques années, avance Sébastien Meineri, maître de conférence en psychologie sociale à l’université de Bretagne-Sud, les médias, les actions publiques, valorisent les comportements écolo, donnent des exemples de personnes “vertueuses”. Forcément, nous approuvons ces discours. Et quand on se déclare publiquement en faveur de certaines valeurs – contre le gaspillage en l’occurrence – on éprouve un inconfort psychologique à agir à l’inverse. » A jeter, même loin des regards, son pain rassis par exemple. Alors on passe à l’action. Et on convertit ses vieux croûtons en pudding, en pain perdu ou en chapelure.
La question du gâchis de la nourriture n’est pas nouvelle, souligne par ailleurs le socio-anthropologue Jean-Pierre Poulain, « mais depuis deux ou trois ans, elle trouve un autre sens. La pauvreté augmente en France. On commence à voir des gens autour de nous qui éprouvent des difficultés à se nourrir. Pas des SDF, ni des marginaux en grande précarité, mais des personnes dans des situations sociales normales dont le budget alimentation devient trop étroit. Et même si nous ne sommes pas directement touchés par la crise, nous nous sentons plus concernés. Du coup, l’envie de s’organiser pour contrer le gaspillage se renforce ».
A quoi ressemblent-ils, les chasseurs de gaspi capables de nous inspirer ? Certainement pas à des donneurs de leçons. Plutôt à des défricheurs qui proposent des solutions. L’Américain Hunter Halder, Portugais d’adoption, a lancé à Lisbonne l’association Re-Food. Avec plus de 150 volontaires, il récupère les restes des restaurants pour les offrir à ceux qui en ont besoin. Le Britannique Tristram Stuart, auteur d’un ouvrage de référence sur le sujet (« Waste », paru en 2009 au Royaume-Uni, non traduit en France), organise des banquets en plein cœur de Londres, baptisés « Feeding the 5 000 », où il offre à des milliers de personnes un curry de légumes récupérés.
Disco salades et smartphone
En France aussi des pionniers agissent. Ils ont par exemple l’énergie du chef cuisinier du collège de Poligny (Franche-Comté). Christophe Demangel a débuté sa carrière auprès de chefs étoilés. Mais la trentaine venue, il aspire à un rythme en accord avec sa vie de famille. En 2001, il se convertit en chef de cantine scolaire. « Attention, pas pour faire la tambouille ! » assure-t-il, mais pour y partager avec les 400 adolescents de l’établissement son culte des produits et de la bonne chère. Et pour y faire la chasse au gaspi. « Dans les cantines, un élève sur deux sort de table en ayant faim alors que 30 à 40 % des repas finissent à la poubelle. Il y a quelque chose qui cloche là-dedans, non ? » Alors, pour limiter les dégâts, il fouille les poubelles ! « On peut y voir ce que les enfants n’aiment pas et adapter les recettes, constater que les portions des steaks sont trop grandes et les réduire. » Christophe a aussi rédigé « Les dix commandements d’un élève engagé » : « 1) Tu ne diras pas “C’est dégueulasse” ; 2) Tu apprendras à goûter ; 3) Tu diras au chef de ne pas te servir si tu n’aimes pas ; 4) Tu n’auras pas les yeux plus gros que le ventre », etc.
Caroline Delboy, elle, vient de créer des Disco Salades et des Disco Soupes. A 25 ans, elle vend de la publicité pour un site internet. Mais ce qui l’anime, c’est de rameuter ses amis via Facebook pour récupérer, sur les marchés parisiens ou à Rungis, des fruits et légumes destinés au rebut. Ensemble, ils épluchent et émincent au son d’un groupe de musique lui aussi invité à la fête. En mai dernier, ils ont planté leurs tréteaux place de la Bastille et distribué plus de 90 kilos de salade à 550 passants ravis, dont des enfants rétifs à la verdure. « J’ai découvert ce principe sur un marché à Berlin, raconte Caroline. Il y avait de la bonne musique, des légumes, des soupes géantes… »
Paul-Adrien Menez, lui, est un passionné d’Internet. Encore étudiant dans une école d’ingénieurs à Brest, il vient, à 23 ans, de créer l’entreprise Zéro Gâchis. « J’ai fait un voyage en Australie avec presque rien, en mangeant seulement une fois par jour. Je me suis rendu compte qu’on n’avait pas besoin de grand-chose pour vivre. En rentrant, j’ai découvert les chiffres du gaspillage. Sur les 750 000 tonnes de produits invendus dans les supermarchés chaque année, seuls 10 % sont redistribués à des associations d’aide alimentaire. Le reste est jeté. »
Son idée ? Créer une application pour smartphone qui signale les promos des supermarchés sur les produits proches de la date limite. Il a démarré au printemps dernier avec un Super U de Brest ; très vite, d’autres grandes surfaces se sont montrées intéressées. Paul-Adrien et les quatre camarades étudiants qui l’accompagnent ont le vent en poupe. Ils ont reçu un prix décerné à de jeunes entrepreneurs sociaux, noué des contacts en Australie, en Italie, au Canada… « Mais on ne court pas après le chiffre d’affaires. Notre objectif est d’abord de réduire le gaspillage de 5 000 tonnes d’ici à trois ans, tout en permettant aux consommateurs de faire des économies à hauteur de 10 millions d’euros. » Et comme Caroline, ils veulent le faire dans la bonne humeur. « On est en train de monter un réseau de Zéro Gâcheurs. On veut faire vivre une communauté autour de nos valeurs et organiser des événements comme des barbecues sur la plage. »
« On peut trouver du plaisir à ne pas gaspiller, ressentir la satisfaction d’être dans le juste », analyse Sébastien Meineri. Etre en accord avec soi-même et la planète en servant un délicieux pudding de pain rassis à ses invités ? Pourquoi pas ! Pour cela, pas besoin de fouiller les poubelles. Il suffit d’avoir la main moins leste pour jeter.
Le Gaspillage en chiffres
89 millions de tonnes: C’est le volume des déchets alimentaires que nous produisons chaque année en Europe. 42 % proviennent des ménages, 39 % des industries agroalimentaires, 14 % de la restauration hors foyer, 5 % de la distribution.
7 kilos de produits alimentaires non consommés et encore emballés sont jetés par chaque Français en un an.
Près de la moitié des aliments encore sains sont gaspillés chaque année par les ménages et les supermarchés de l’UE, alors que 79 millions de citoyens européens vivent sous le seuil de pauvreté et que 16 millions dépendent de l’aide alimentaire.