La cible du marché du carbone : l’expérience d’une ONG anglaise
L’enthousiasme des étudiants à agir contre les énergies fossiles est bien compréhensible d’un point de vue éthique. Pourtant, l’un des enjeux les plus importants de cette campagne relève plutôt du domaine de la bonne gestion d’un patrimoine financier de la part de fiduciaires qui sont sensés agir en fonction de la protection des intérêts économiques à long terme de leurs membres ou de leurs actionnaires, grâce à une gestion des risques financiers qui tient compte des impacts sociaux et environnementaux des placements. Or, justement, la plupart des investisseurs institutionnels alignent leurs placements sur les grands indices boursiers mondiaux qui comptent de nombreuses compagnies dédiées aux énergies fossiles. Par mimétisme, ces flux financiers favorisent une économie intensive en carbone, ce qui empêche de respecter les objectifs de réduction des émissions que se fixent les États, tout en créant une « bulle carbone » dont les valeurs nominales tendent à décrocher de plus en plus des risques réels.
Lancé par l’ONG anglaise Carbon Tracker Initiative afin d’informer les financiers des vrais enjeux en cause, le concept de risque carbone qu’ils ont développé prend deux formes : un risque financier et un risque de réputation. Risque financier : si on brûle l’ensemble des réserves déjà identifiées par les compagnies pétrolières, on atteindra rapidement 6 degrés de réchauffement climatique. Ce potentiel insoutenable conduira, à plus ou moins court terme, la communauté internationale à prendre des mesures drastiques qui vont faire perdre très rapidement leur valeur boursière aux compagnies pétrolières qui possèdent ces réserves. Cette dévalorisation aurait un impact négatif sur les actifs détenus par les investisseurs institutionnels qui perdraient ainsi beaucoup d’argent et la capacité à payer les retraites, les assurances et leurs autres engagements. Le risque de réputation, quant à lui, vise d’abord les investisseurs institutionnels qui placent leurs actifs dans ces entreprises, mais aussi auprès des élus qui ont un rôle dans la gestion de fonds publics.
Les actifs en jeu sont gigantesques : on parle de 5 billions (mille milliards) $ investis dans 1 469 entreprises de pétrole et de gaz et 275 dans le charbon. Dans une étude récente produite dans le cadre du Bloomberg New Energy Finance White papers, les spécialistes évaluent comme étant peu probable un désinvestissement massif et rapide du secteur de l’énergie fossile, étant donné son poids et son rôle dans les marchés financiers (profondeur du marché, grande liquidité, rendement, etc.). Mais si cela devait se produire, pour diverses raisons, plusieurs secteurs profiteraient de ce déplacement d’actifs, parmi lesquels celui des technologies propres, qui devraient rapidement passer d’une valorisation de 220 milliards aujourd’hui à 2,8 billions $ dans la prochaine décennie. Pour les auteurs de l’étude, cela dépendra en partie de l’activisme des actionnaires.
Or, justement, les activistes conscients du risque carbone sont particulièrement actifs à agir sur le marché. Ainsi, en août dernier était lancé le Fossil Free Indexes US qui permet de donner une visibilité et une plus grande profondeur aux gestionnaires préoccupés par ce risque carbone et intéressés aux options alternatives au secteur des énergies fossiles. « We’re primed to give investors a unique opportunity to invest in the broad market while avoiding the increasing risk of long-term investment in fossil fuels, » indique Stuart Braman, fondateur et DG du Fossil Free Indexes (FFI).
Les impacts financiers du risque carbone sont par ailleurs de plus en plus sous la loupe des analystes financiers, dans la foulée du Carbon Tracker Initiative (CTI), un pionnier qui a fait des petits. L’exemple le plus frappant estl’analyse récente du risque carbone de la pétrolière Shell. Dévoilée par la CTI et Energy Transition Advisors (ETA), cette étude évalue à hauteur de 77 milliards $ la valeur des projets de développement pétrolier de l’entreprise qui devraient s’avérer être des pertes à mesure où les politiques climatiques commenceront à être mises en œuvre au niveau mondial. « Shell’s approach is based on dismissing potentially weaker demand for its oil due to tougher climate policies, technological advances and slower economic growth. Investors and financial regulators need to ensure that scarce pension fund monies will not be lost in moth-balled projects, » affirme l’étude, qui dénonce au passage les tentatives des dirigeants de Shell de rejeter du revers de la main les probabilités d’actions climatiques internationales et de cacher la vérité à ses actionnaires.
L’expérience australienne
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Les établissements financiers commencent aujourd’hui eux aussi à subir les pressions concernant leur participation au secteur des combustibles fossiles de la part de leurs clientèles de base. Le cas de l’Australie mérite d’être donné en exemple. Alors qu’elle était gouvernée par le Parti Travailliste, l’Australie a été parmi les pays pionniers à mettre en place un plan de lutte sur le climat, en particulier avec un marché carbone et un programme ambitieux de transition énergétique. Malheureusement, Tony Abbott, un clone de Stephen Harper (monarchistes, socialement conservateur et pied et poing liés aux entreprises du secteur énergétique) est devenu chef du parti libéral en 2009 et premier ministre du pays en 2013.
Dans la tradition britannique, le mode électoral non proportionnel a fait en sorte que la coalition de droite, avec 45% du vote, est allée chercher 60% des sièges. S’appuyant sur cette majorité solide, le premier ministre Abbott a rapidement mis fin au marché carbone et sabré dans le soutien aux énergies renouvelables, cherchant plutôt à favoriser le secteur du charbon. C’est dans ce contexte particulier que peut s’expliquer la montée en puissance du mouvement australien de désinvestissement dans les énergies fossiles.
Il faut aussi comprendre que le mouvement de la finance responsable en Australie est relativement important. Plusieurs grands acteurs de l’industrie (les grands fonds de retraite contrôlés par le mouvement syndical) sont actifs dans ce domaine. N’ayant plus le pouvoir d’influer sur un gouvernement vendu aux intérêts du secteur des énergies fossiles, les mouvements syndical et écologiste se sont tournés vers l’engagement actionnarial. Au mois de juin dernier, plus de 4300 Australiens influents ont choisi de signer une lettre ouverte adressée aux dirigeants des plus grandes banques du pays, les invitant à cesser d’accorder des prêts aux nouveaux projets d’extraction de combustibles fossiles, ainsi qu’à vendre les parts qu’elles détiennent dans des sociétés engagées dans de telles activités.
En même temps, une campagne orchestrée par l’Australian Youth Climate Coalition, une organisation de jeunes environnementalistes, s’attaquait plus spécifiquement aux quatre grandes banques du pays pour les forcer à boycotter le grand projet de développement houiller dans le nord du pays, qui doit passer par la construction d’un port à proximité de la Grande Barrière de Corail. L’ampleur du projet, et la valeur symbolique particulière du territoire affecté (inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en 1981), a fait en sorte que quatre grandes banques internationales (Deutsche Bank, HSBC, RBS, et Barclays) se sont engagées auprès de leurs parties prenantes à ne pas investir dans ce projet. D’ailleurs, en raison de la décision récente de la Chine de mettre un frein au développement des centrales au charbon, tout indique que ce projet s’avérerait un gigantesque éléphant blanc, ‘toxique’ pour les investisseurs.
En septembre dernier, le fonds de placement de retraite HESTA (du secteur de la santé et des services sociaux australien, 785 000 membres, 29 milliards $ d’actif), a annoncé qu’il retirait tout ses placements de l’industrie du charbon. Contrairement aux autres acteurs, ce désinvestissement ne touchait pas seulement les produits socialement responsables d’HESTA, mais tous ses actifs. Pendant le même mois de septembre, on annonçait aussi la création d’un nouveau fonds de placement pour la retraite (appelés en Australie les superannuations) « libre du secteur des énergies fossiles », le FutureSuper. Selon un sondage, le quart des Australiens seraient prêts à transférer leur épargne retraite dans un fonds qui exclurait les placements dans le charbon, équivalent à un marché de 247 milliards $.
Le Québec et les sables bitumineux : une campagne de désinvestissement ?
Pour conclure, une seule question s’impose : ces exemples internationaux vont-ils inspirer au Québec une campagne de désinvestissement visant les pétrolières impliquées dans les sables bitumineux (Enbridge, Transcanada, Suncor et autres) ? Dossier à suivre.
Gilles Bourque
Articles de cet auteur (dans Carnet de Louis Favreau)
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